La guerre en eaux troubles

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Fin octobre, l’émission de France Inter Rendez-Vous avec X, consacrée au dessous de la géopolitique, s’intéressait aux SMP. Derrière ce mignon petit acronyme se cachent les Sociétés Militaires Privées, autrement dit les mercenaires modernes, dont la plus connue (pas en bien, évidemment) est sans conteste Blackwater, qui a officié en Irak notamment.

Comme à leur habitude, Patrick Pesnot et Monsieur X, analysent les jeux de pouvoir et les coulisses de ce phénomène qui prend de plus en plus d’importance. Si les SMP ne sont utilisées quasi exclusivement que par les Américains, elles n’en sont pas moins présentes sur les deux plus grands théâtres de guerre actuels, à savoir l’Irak et l’Afghanistan. Officiellement, ces sociétés paramilitaires ne servent plus de forces combattantes, et sont engagées pour des missions de logistique, de formation ou de protection des personnalités. C’est par exemple une SMP qui est en charge de la sécurité du président afghan Hamid Karzai.

Cependant, évidemment, les salariés de ces sociétés privées sont la plupart du temps lourdement armés (parfois mieux que les militaires eux-mêmes), et n’hésitent pas longtemps quand il s’agit de faire étalage de leur force. Le meurtre de 17 civils irakiens place Nisour en septembre 2007 est un des exploits que l’on peut leur attribuer. Rien d’étonnant cela dit quand on sait que la plupart des mercenaires de ces SMP sont pour la plupart des anciens des forces paramilitaires contre-révolutionnaires d’Afrique ou d’Amérique du Sud. L’individu en charge du recrutement pour Blackwater en Irak était par exemple un ancien membre de la garde de Pinochet. Ambiance…

Au-delà des multiples bavures, c’est l’ensemble du système qui est décortiqué au cours de l’émission, et la situation scandaleuse de ces sociétés qui est mise à jour. Un peu d’histoire pour commencer : si les américains utilisent des prestataires privés sur leurs théâtres d’opérations depuis au moins la guerre du Vietnam, c’est avec l’administration Bush que les SMP ont véritablement pu prendre leur essor économique. La raison en est simple : pour ces néo-cons, Rumsfeld en tête, toute administration, toute bureaucratie, était un ennemi à abattre. C’était évidemment le cas du Pentagone, qui a connu un dégraissage et une privatisation comme les autres administrations américaines. Evidemment, le complexe militaro-industriel, dans lequel la plupart des membres du gouvernement Bush avaient des intérêts financiers (Halliburton, ça vous dit quelque chose ?), s’est rué sur l’occasion : pensez donc, un marché de 70 milliards d’euros qui s’ouvre, c’est pas tous les jours !

La conséquence de cette « externalisation » (pour reprendre le terme consacré) sauvage, c’est la situation actuelle, à savoir une armée américaine complètement dépendante de ces auxiliaires, qui occupent de plus en plus le devant de la scène. A Najaf, on a même vu des contractants de SMP donner des ordres à des G.I. ! Mais la privatisation ne se cantonne pas aux opérations militaires basiques, et concerne également le renseignement. On estime ainsi que 50% des agents clandestins de la CIA dépendent d’officines privées. Une partie du rapport présenté chaque matin au président des Etats-Unis est ainsi rédigée par des agents salariés d’entreprises privées. Le problème, c’est que le beurre de ces entreprises, c’est la guerre, et que leur intérêt, c’est donc que la guerre continue. On imagine donc que ces rapports peuvent être un tantinet orientés dans le sens qui va bien.

Parmi les aberrations et les conflits d’intérêts hallucinants révélés par Monsieur X, voici quelques perles qui méritent d’être relevées :

  • la protection du haut fonctionnaire américain qui est à l’origine de l’impunité totale des SMP (ordre 17) est assurée par une SMP
  • l’armée américaine finance indirectement les talibans par le biais d’un racket mené par les rebelles afghans sur les SMP chargées de la sécurité des convois
  • la police afghane est formée en partie par des mercenaires, et c’est une SMP qui est chargée de l’élaboration de sa doctrine militaire
  • une partie des juges ayant jugé les gardiens de la prison d’Abu-Ghraib étaient des salariés de SMP

Bref, la liste est bien trop longue pour être déroulée entièrement, vous pouvez évidemment écouter les émissions si vous voulez avoir encore un peu plus de raisons pour vous énerver.

Blackwater à la Nouvelle-Orléans

Au-delà de l’intérêt financier, l’intérêt des faucons de Bush pour la privatisation de la guerre était également de pouvoir s’émanciper du contrôle démocratique qui pouvait être exercé sur le Pentagone (par le Congrès notamment). Rien d’étonnant donc si l’externalisation des tâches militaires a été réalisée en même temps que la création du « bureau des plans spéciaux« , à l’origine des fausses preuves de l’existence d’Armes de Destruction Massive. La plupart des contrats signés avec les SMP étant faits sans appel d’offres (grâce à des divisions des contrats et des filiales afin de ne pas atteindre le montant à partir duquel l’appel d’offres est obligatoire), et les SMP ne remplissant la plupart du temps pas leurs obligations contractuelles (ce serait effectivement idiot d’amener la paix dans un pays quand on se finance sur la guerre), on comprend que le contrôle du peuple sur l’activite ces sociétés est quasi-nul. Autre avantage pour les États, l’externalisation des pertes humaines permet de limiter l’impact émotionnel que provoque la guerre dans un pays (et en particulier aux Etats-Unis).

Le risque, évidemment, c’est que ces sociétés paramilitaires, dont les dirigeants sont pour la plupart des adhérents fervents des idées d’extrême-droite (le fondateur de Blackwater est ainsi un fondamentaliste chrétien qui se définit lui-même comme un croisé… le sabre et le goupillon en un seul homme, quoi…), décident un jour qu’elles n’ont même plus besoin de l’accord des états pour mener leurs petites affaires. On en a déjà eu un petit avant-goût quand Blackwater est intervenu à la Nouvelle-Orléans pour faire du maintien de l’ordre après Katrina, sans avoir à aucun moment reçu le moindre ordre des autorités légales. Malheureusement, il faut craindre que ce genre d’évènements se reproduise de plus en plus régulièrement à l’avenir : on savait avec Clémenceau que la guerre était une chose trop grave pour la confier à des militaires, alors que dire quand on la confie à des capitalistes ?

J’adresserais un seul reproche à l’émission, riche et toujours très bien animée, c’est qu’elle ne va pas au fond de la question de l’origine de ces SMP. Il me semble qu’on assiste là à une conséquence inévitable de la mécanique du système capitaliste et de l’économie de marché. Avec la complicité des dirigeants des États (qui sont de toutes façons désormais des financiers comme les autres, quand ils n’ont pas d’intérêts directs dans les entreprises concernées), la guerre devient finalement un marché comme les autres. Rien d’étonnant donc que le vocabulaire utilisé par les SMP soit exactement le même que celle d’une entreprise quelconque du CAC 40 : concurrence, positionnement marketing, etc. Le problème c’est que les contraintes sur le marché que sont l’exigence de rendement et de développement économique sont évidemment bien plus dangereuses quand le marché c’est la guerre : le seul moyen d’accéder à de nouveaux marchés, c’est d’ouvrir de nouveaux fronts.

Enfin, l’émission n’aborde pas la question de la situation en France. On l’a vu, l’explosion des SMP a été consécutive à la privatisation partielle du Pentagone. Or, la France a procédé à un dégraissage comparable il y a de ça moins de deux ans. Quand on connaît l’influence du complexe militaro-industriel français auprès du pouvoir actuel (Dassault et Bolloré, vous connaissez ?), il y a de quoi s’inquiéter, et il y a fort à parier qu’il ne faudra pas attendre longtemps pour que Nicolas Sarkozy s’engage sur la voie de George Bush, qu’il admire tant.

Pour écouter les émissions en intégralité, vous pouvez utiliser nos copies de sauvegarde : première partie (WMA, 27 Mo) et deuxième partie (WMA, 26 Mo)

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