Le vieux taxi anglais du boulevard Beaumarchais

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Dig, dig. Navigant sous la Tamise, notre sous marin préféré ouvre son oeil périscope en direction du joyeux traffic des taxis sur le pont de Londres. Dans la pénombre, l’opérateur radio joue une balade bavaroise sur son ukulélé des îles.  » En surface!  » tonne le capitaine, agacé par la mélopée de la guitare pour nain,  » allons se boire une bière avec Cornélius, mon vieux copain chauffeur de taxi! « 


Ah, God! One sniff of England
To greet our flesh and blood
To hear the traffic slurring
Once more through London mud!
Our towns of wasted honour
Our streets of lost delight!
How stands the old Lord Warden?
Are Dover’s cliffs still white?
Rudyard Kipling

On passe devant sans le remarquer. Il est beau pourtant, étrange épave échouée là, sur un bout de trottoir de Paris. Les prospectus publicitaires s’accumulent sur son parebrise, les vignettes décolorées se décollent sous les joints bouffés des essuie-glaces. Un été caniculaire, la chaleur a fait péter les vieux caoutchoucs des vitres. À l’automne, les feuilles mortes tombent sur son capot long comme un cercueil.
La mousse se planque dans les rainures des vitres, dans la rigole du toit. Passent l’hiver et ses glissades sur le boulevard large comme une mer. Au redoux, la neige dégoulinante fait rouiller le radiateur. Il n’est plus tout jeune, le taxi anglais du boulevard Beaumarchais. Un petit ouik ouik timide sur la glace arrière du véhicule laisse voir un paisible intérieur dévasté. De vieux journaux jonchent le sol, la banquette est défoncée et laisse sortir sa mousse. Tout est sombre, les yeux collés à la vitre. La petite vitre carrée séparant le chauffeur des passagers – comble du luxe – est restée entrouverte. On a l’impression de violer la retraite d’un vieux gentleman anglais, au hasard Lord Chamberlain, moustache frissonnante de fureur sous son chapeau haut-de-forme, prêt à surgir devant nos yeux impudiques vissés au carreau, dégagez petits malappris ! Mais rien.

De vieilles plaques minéralogiques anglaises, le volant à droite, les pneus à plat. The old English cab keeps it quiet. Ne se la ramène pas. Les jours de manifs, le vieux taxi reste stoïque. Il est anglais, après tout. Chez lui, on bosse jusqu’à soixante-cinq ans. Et personne ne s’est étranglé avec ses Baked Beans quand Margaret Thatcher a envoyé l’armée face aux mineurs grévistes en 85. Des petits malins lui collent des autocollants sur la carrosserie, les vagues vont et viennent, les foules passent. Il pourrait passer cinquante Techno Parades hystériques sur les Grands Boulevards que le taxi ne bougerait pas. C’était quand même autre chose lors du Blitz, wasn’t it ?

Si je n’ai pas connu le Blitz et les fusées éclairantes dans le ciel de Londres, je me suis quand même souvent demandé, en passant sur le boulevard, ce qu’il faisait là, ce taxi, et à quel genre de personne il pouvait appartenir ou plutôt avoir appartenu. À un amoureux des vieux tacots ? À un jeune français énergique qui, un jour, à Londres, eut un coup de coeur pour ce truc noir mal dégrossi aux allures
de coléoptère – dans la même veine que cet original qui se balade sur une moto noire et blanche issue des stocks de la police de New York, aperçu un jour près du Grand Palais ? Non, c’est une histoire bien plus intéressante que ça. C’est une histoire inventée. Il faut peut-être mentir pour mieux retrouver la vérité, comme disait le vieux Céline qui en a vu passer des taxis anglais à l’époque de Guignol’s Band. Bon, c’est l’histoire du millionième quidam qui prend l’Eurostar et qui gagne en cadeau un taxi anglais et qui, ne sachant pas quoi en faire, le laisse pourrir sur place à Paris. Pas terrible.
C’est l’histoire du vieux chauffeur de taxi parisien, fan des Beatles, qui passe ses mardis soirs au karaoké à chanter Let It Be et qui, un jour de cuite carabinée, s’achète un taxi anglais sur eBay. Non plus.

Notre histoire commence dans les années quatre-vingt dix à Londres. 1990, pas 1890. D’ailleurs, Jack l’Éventreur est depuis longtemps rangé des voitures dans ce Londres bouffé par la crise. Cornélius est un vieux chauffeur de taxi un peu à part, pas bavard derrière son volant. Il évite les autres chauffeurs de taxis, beaucoup de types plus jeunes,des Indiens, des Bangladais. À l’inverse de son collègue Michal, vieux Russe grincheux, qui postillonne ses chips à chaque pause-café sur ces nouveaux venus aux sourires timides et éclatants : « Regarde-moi ces Pakis, ils mettent de la musique de zoulou dans leurs voitures, leurs turbans, leurs machins vaudous suspendus au rétro. Look at their cars, they’re full of stupid indian crap. Rappelle-toi,Cornélius, c’était pas comme ça y’a vingt ans. »

Non, les choses n’étaient pas comme ça il y a vingt ans et Cornélius y pense souvent, au volant de son taxi. Fin 1961,alors que les Beatles bossent leurs gammes et peaufinent encore leur gomina dans leur cave à Liverpool, Cornélius troque à vingt-deux ans l’ennui de son Newcastle natal pour la grisaille de Londres. Il n’a rien du jeune premier, petit gars débraillé élevé dans les privations de l’immédiat après guerre. Avant son départ, il embrasse sa mère et passe voir son père à la maison de retraite. Il n’a plus toute sa tête, son père. Il a fait la guerre comme navigateur de bombardier, il lui parle de Londres, qu’il a connu comme permissionnaire, du vide dans la poitrine quand la trappe de bombes s’ouvre au-dessus des points scintillants des villes allemandes. Il lui conseille aussi de ne pas se rendre en boîte de nuit à cause des raids allemands. Puis soudain, pris d’un éclair de lucidité, il réclame l’aide de l’infirmière, se lève avec difficulté et fouille dans son casier. Il en sort son vieux duffle-coat de la Royal Air Force et le tend, les mains tremblantes, à son fils.

Dans le train de la East Coast Main Line qui l’emmène à Londres, Cornélius s’endort sur le manteau, le nez à la vitre. Il est réveillé à la gare de King’s Cross par l’équipe de types rigolards qui nettoie les trains. À Londres, Cornélius trouve une petite chambre, vit de petits boulots, est successivement laveur de carreaux, pompiste, vendeur de journaux à la criée. Il a toujours aimé les voitures et s’arrête souvent, silencieux sur le trottoir, regarder les vieilles Talbot se garer ou les petites Triumph se faufiler dans le fracas de la ville. Un jour il tombe sur une annonce : Wincky’s, la plus grande société de taxis de la ville, recherche des chauffeurs. Cornélius s’y rend, tout joyeux. Mais le type à l’accueil pointe un doigt sec sur l’annonce: ce sont exclusivement des chauffeurs de taxi de nuit qui sont recherchés. Cornélius accepte tout de même, car c’est cela ou rentrer à Newcastle. Londres c’est grand, tous les touristes le savent. C’est encore plus grand quand on doit en retenir toutes les rues et s’y repérer de nuit, et ce pour un salaire ridicule, payé en pounds crasseuses à la fin du mois.

Le quotidien de Cornélius devient à partir de ce moment là réglé comme du papier à musique : son service démarre à 8 heures du soir, il parcourt la ville, transporte de jeunes français ivres et excités, des prostituées somnolentes, des hommes d’affaires encravatés en route vers l’aéroport, des épouses infidèles qui se remaquillent en vitesse. Puis il remet son taxi au garage à 6 heures du matin, les yeux piquants et les jambes en coton. Dick, le vieux mécanicien du garage, l’a pris en amitié. Peut-être parce qu’il a été mécano sur les Spitfire durant la guerre, près de Southampton, et que parler machine ça leur plaît décidément bien à tous les deux. Surtout autour du même petit café rituel offert par Dick, tasse en carton brûlante dans laquelle flottent invariablement des cendres de sa cibiche. Pourtant, malgré les horaires difficiles, Cornélius adore marcher dans les rues de Londres à l’aube, après avoir rendu son taxi, les talons claquant sur le trottoir, les pourboires de la nuit dinguelinant au fond de sa poche, aspirant avec âpreté l’air vif qui lui blesse les poumons, plaisir sans prix après l’atmosphère confinée de son taxi.

Un matin, après avoir discuté plus longtemps que d’habitude avec Dick au sujet d’un joint de culasse défaillant sur l’un des taxis, il rentre chez lui en passant, comme tous les jours, devant le lycée de filles dont le trottoir est habituellement désert. Mais ce matin-là, tresses, jupes et cravates attirent soudain son regard. Dans le groupe de filles discutant devant le lycée, l’une d’elles surtout retient son attention.

Elle est Indienne, assez grande, son sac de cours à ses pieds. Cornélius sent subitement cette faiblesse au cœur, cette impression d’immense vulnérabilité, que tout est fini, dézingué, bon à mettre à la poubelle, le monde entier, les gares bondées et les escaliers vides, les dimanches soirs et les lundis matins, à côté de ce cou caressé de mèches folles. À côté de ce poignet délicat qui se lève, de l’épaule bien dessinée de cette fille qui bouge de façon parfaite et violente et délicate en gazouillant avec ses amies, la bouche dont on ne veut rater le mouvement pas même pour une seconde, la fatigue d’une nuit blanche derrière le volant qui tord les muscles du cou mais à laquelle on ne pense plus. Toutes les filles du Royaume-Uni et du Commonwealth réunies sont juste bonnes à faire office de figuration à côté de cette fille devant ce lycée.

Et subitement, elle lève la tête et son regard vif dépassant les cheveux des autres fait sursauter la poitrine de Cornélius comme un ressort qu’il croyait foutu. Le vieux gardien à casquette, gants en cuir, fonctionnaire tatillon, conforme à son rôle de rabat-joie, ouvre brusquement la lourde porte du lycée, pestant contre le froid. Cornélius reste debout comme un âne, les bras ballants, regardant la valse tourbillonnante des filles se couler dans l’ouverture, petit garçon perdu. La tête en fouillis, Cornélius décide de s’arrêter en face du lycée en taxi le soir même avant de prendre son service de nuit, histoire de se charger en rêveries pour les heures et la nuit à venir.

Marc Pondruel
http://pondruel.wordpress.com/

LA SUITE DIMANCHE PROCHAIN

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