Le vieux taxi anglais du boulevard Beaumarchais – suite et fin

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Le type en gilet orange fluo chargé de la circulation lors de l’embarquement, surpris de voir un taxi, plaisante sur le prix de la course Londres-Calais. Cornélius lui sourit sans rien dire. Il passe le voyage sur le pont, le dos contre la cheminée ronronnante, à regarder s’approcher les côtes fantomatiques de la France. Calais, Paris. Le voyage est long, surtout à apprendre à rouler de l’autre côté de la route… Les camions sont moins amicaux, ils doublent, poussent et rejettent d’un bruit de moteur poussif son taxi sur le bord de la bande d’arrêt d’urgence. Puis l’aire d’autoroute, le sandwich triangle informe, le Guardian acheté au rayon « Presse du Monde »… Ces petites impressions sont déconcertantes pour le vieux taximan.

L’arrivée à Paris se fait de nuit. Cornélius fonce vers les Champs-Élysées, évidemment. En tête le souvenir d’un copain de combat de son père, Milton, descendu par un sniper allemand alors qu’il sortait la tête du char en espérant voir la tour Eiffel. Cornélius décide d’aller rue Lacepède le lendemain matin et gare son taxi sur les Grands Boulevards. Il se cale à l’arrière et s’endort, enroulé dans son sac de couchage. Le lendemain matin, rue Lacepède, une concierge, étonnante mémoire parisienne qui parle quelques mots d’anglais, lui indique que Madame Gupta n’habite plus l’immeuble depuis juin 1967. Son père, « bel homme bien
habillé », l’a faite, à cette époque, rentrer au Centre culturel indo-français, situé boulevard Beaumarchais, près de la place de la République. Cornélius s’y rend en taxi, se gare juste devant, ne tenant aucun compte dans sa joie et son appréhension de la revoir des sifflets hystériques des gardes le mérou-réceptionniste du Centre culturel.

Il monte précipitamment la volée de marches en marbre qui mènent à l’épaisse vitre pare-balle qui le sépare du réceptionniste. Depuis son aquarium, ce dernier lui glisse que Mme Gupta est en déplacement en Inde pour un colloque sur Le Corbusier et qu’elle ne sera pas de retour avant une semaine. Cornélius hésite mais se dit qu’il n’a pas fait une si longue route pour rien. Il s’organise pour économiser ses maigres ressources, dort dans son taxi. Ses vêtements sont de plus en plus froissés, sa démarche chancelante. Il économise sur l’essence, prend le métro, marche beaucoup, découvre Paris pour la première fois. Il accomplit ainsi un petit rêve personnel, celui de garer son taxi anglais devant les Invalides et de visiter le tombeau de Napoléon.

Une semaine après sa première visite, il revient au Centre culturel indo-français. « Mme Gupta, lui dit, agacé, le mérou-réceptionniste derrière sa glace, n’est pas encore rentrée. » Alors que Cornélius redescend les marches, il voit arriver une voiture officielle noire aux vitres teintées, portant un drapeau indien. Cornélius entend d’abord sa voix, se retourne vers la voiture. Elle en sort et monte avec un diplomate à turban vers le Centre. Cornélius, foudroyé de bonheur, se précipite, veut lui parler mais les types de la sécurité le repoussent. Il est trop clochard, trop barbu pour être accepté dans le Centre. Le réceptionniste lui crie que la prochaine fois, il appellera la police. Cornélius, plein de tristesse, en a sa claque de Paris. Il plie son duvet, nettoie les miettes de muffins de la banquette et jette les vieux Guardian à la poubelle. Il démarre son taxi, bien décidé à revoir les falaises de Douvres. Quittant le Centre et remontant le boulevard Beaumarchais, il aperçoit soudain une librairie russe, la librairie du Globe.

Pris d’une idée, il arrête soudain son taxi. Une librairie russe. Il se rappelle la joie de Michal quand il lui avait offert un vieux Pouchkine trouvé chez un bouquiniste pour son anniversaire. Il arrête son moteur, se gare sur le boulevard Beaumarchais presque en face de la librairie et va acheter un livre de poche, un recueil de poésies de Maïakovski. Heureux comme Wellington à Waterloo, pensant à la tête de Michal quand il découvrira le cadeau, il se remet derrière le volant. Le taxi tousse, mouline, crachote mais ne redémarre plus. Cornélius avait appris des rudiments de mécanique quand il fréquentait Dick mais il est trop vieux désormais. Cette activité ne l’amusait plus au garage les derniers mois.

Il demande à des badauds dans la rue de l’aider à accéder au moteur mais les gens le prennent pour un vieux fou. Se mettre sous une voiture ? Par ce temps ? Le dos mouillé dans les feuilles mortes ? Cornélius, découragé, passe la soirée à errer dans Paris. Voyant une cabine téléphonique, il insère quelques pièces dans la machine pour joindre Dick et lui demander des conseils quant au moteur. Mais c’est un jeune chauffeur indien qui lui répond au garage. Il lui dit que Dick s’est suicidé il y a deux jours, rongé par les remords. Cornélius raccroche le combiné, sous le choc.

Ses mains deviennent blanches. La mort d’un vieil ami alors qu’on est loin, l’irréalité d’une telle situation lui fait mal au ventre alors qu’ici tout tourne. Les ruelles soudain pleines de soleil. Le chagrin qui étreint comme une écharpe qu’on aurait trop serrée. Le froid vif, qui décape la tristesse. Cornélius erre dans Paris, se rappelle les petits matins où il rentrait après les nuits passées à tourner dans Londres, quelques sous dans les poches, les jambes en coton. Il sourit. Sur la place de la République, les jets d’eaux des éboueurs font voler les papiers gras, les ordures et les fleurs. Alors, découragé,à bout de force et d’argent, Cornélius décide de rentrer en Angleterre en bus avec le peu d’argent qui lui reste.

Le matin du départ, alors qu’il dort encore dans son taxi, au milieu de vieux journaux et de miettes de muffins, sa vieille cibi se met à grésiller. À moitié endormi, il allume le haut-parleur qui crachote soudain : « Allô ? Cornélius ? C’est Priyana ! » Cette même voix féminine, entendue sur les marches, qui lui transperce maintenant le coeur et le poids des années. C’est elle. Elle. Elle lui dit qu’elle a retrouvé son numéro de taxi sur la petite fiche cartonnée dans ses affaires et a appelé la compagnie de taxi qui lui a donné son numéro de cibi quand Jatinder, le réceptionniste, lui a dit qu’un vieux clochard habillé en chauffeur de taxi avec un accent du nord de l’Angleterre déplorable voulait absolument lui parler. « Alors tu es dans le coin ? Tu es en taxi ? Viens donc au Centre culturel ! Je pars pour Madras dans quelques heures pour l’inauguration d’une nouvelle Alliance française ! » Cornélius déborde de joie, il court vers le Centre culturel, laissant sa voiture en panne sur le boulevard Beaumarchais, pensant à Michal, à Dick, à ses mois passés la nuit à tourner dans ce taxi et à la première fois qu’il l’avait vue, devant le lycée.

Sur le boulevard, le taxi semble briller dans le matin. Arrivé devant les marches, il reprend son souffle. Il pue la saleté et son duffle-coat est plein de miettes de muffins aux pépites de chocolat. Comme à son habitude, Jatinder ne le laisse pas rentrer. Cornélius insiste, lui dit que Priyana l’a appelé, lui a dit de venir. Jatinder, exaspéré, rabat le carreau qui claque comme une guillotine sur le comptoir.

Soudain, derrière lui, Priyana passe dans le couloir, un dossier sous le bras. Jatinder tire prestement le petit rideau violet minable qui clôt la vue à Cornélius. Cornélius tape sur la vitre blindée, qui n’émet aucun son. Il crie, tambourine sur la vitre. Le rideau violet ne tremble même pas. Les gardes arrivent de l’entrée et se saisissent de Cornélius, qui continue de crier, et le lancent depuis le seuil du Centre. Cornélius roule sur les marches, jusqu’à heurter le trottoir. Avant qu’il puisse se relever, il voit Priyana monter dans la voiture, entourée d’une cohorte d’officiels et de molosses en costard. Il se précipite vers elle mais les gardes le repoussent violemment. Excédé, l’un d’eux lui envoie un coup de pied dans le ventre. Cornélius s’affaisse sur les genoux, infiniment et lentement, sur le bord du trottoir, les yeux rivés dans un ultime effort vers la voiture officielle et vers Priyana qui y monte. Elle est superbe dans son sari vert, tout le monde la félicite. Le vert se brouille soudain de larmes, le sang lui monte aux yeux, tout devient flou. Sa tête heurte le macadam et les feuilles mortes. Good bye old pal.

I want to fly
From the dirty boulevard

Lou Reed

Cornélius n’est pas mort sur un bout de trottoir de Paris. Il s’est réveillé dans son taxi, la tête collée contre la vitre froide. Pas de feuilles mortes, pas de sari vert, pas de grosse berline. Sa vieille cibi est éteinte, il n’a fait que rêver tout cela. Il est alors sorti avec difficulté du taxi, est repassé devant le Centre, le gardien lui a tout simplement bloqué le passage de sa godasse en cuir, sans même le regarder. Cornélius s’est traîné tant bien que mal jusqu’au terminal de bus de Paris-Gallieni. Il n’est jamais revenu à Paris reprendre son vieux taxi. Il vit désormais près des falaises de Douvres, dans la rue principale de la ville, juste derrière le port, au-dessus d’une épicerie tenue par des Polonais.

Taxi, taxi, taxi,
Taxi pour la sortie,
Taxi pour le Grand Prix,
Taxi pour le pince-fesses,
Taxi pour la comtesse,
Taxi pour le notaire,
Taxi pour les affaires,
Taxi pour la grande guerre,
Taxi pour le cimetière.

Jacques Prévert


Marc Pondruel

http://pondruel.wordpress.com/

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