"La Joconde, ça a rien d'extraordinaire"

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Cette semaine, Victor, nouveau venu au poisson rouge, nous propose une histoire particulière: celle de la Joconde, tableau aussi connu que mystérieux, qui semble continuer à agiter les consciences malgré son statut d’oeuvre institutionnelle. Un nouveau regard sur la peinture, à suivre de très près…

« La Joconde, ça a rien d’extraordinaire. »
C’est ce que m’a dit la fille qui partage mon bureau lundi dernier.
Je ne me souviens plus du début de la conversation, mais je crois que j’avais pris l’exemple de la Joconde pour définir quelque chose d’universellement reconnu comme étant beau.
Et là, bam! « La Joconde ça a rien d’extraordinaire ». Là ça m’a calmé. Je ne savais vraiment pas quoi répondre sur le coup.

La fille en question, 25 ans, scientifique assez brillante, n’est pas bête. Et pourtant il est évident que nous voyons tous les deux un tableau très différent en regardant la Joconde. Parce que moi j’y vois plein de choses. Que ce soit quand je me fais pour la centième fois la réflexion que Walter Pater ne délirait peut être pas tant que ça quand il affirmait qu’elle baignait dans une « lumière sous-marine » (allez au Louvre, vérifiez par vous-même !), ou quand je me demande pour la centième fois qui avait raison : Jean Claude Bringuier qui affirme que son regard passe au dessus de notre épaule et découvre éternellement quelque chose que nous ne verrons jamais , ou mon père qui m’avait trimbalé d’un point à l’autre de la salle lors de ma première visite au Louvre pour bien me montrer le miracle (« Regarde elle te suit des yeux ! – J’veux rentrer ! – Mais regarde merde! »). Pour plein de raisons, la Joconde est un tableau que j’aime, qui est important pour moi.
Mais j’y reviendrai dans une prochaine note.

Mettre une photo de la Joconde aurait été un peu facile, donc j’ai tenté de vous trouver un poisson rouge. Celui qui peut me dire par qui il a été peint (c’est un détail d’un tableau célèbre) gagne un bon point !

Entendre aujourd’hui des choses comme « la Joconde ça a rien d’extraordinaire » mène à la question suivante : qu’est-ce qui peut nous toucher dans un tableau, nous fasciner, qu’est-ce qui fait que telle œuvre « nous appelle », en quoi réside ce que Delacroix appelait « la silencieuse puissance de la peinture », que tout le monde ne ressent vraisemblablement pas.
La réponse qui me semble la plus juste est peut-être celle de Daniel Arasse : ce qui nous appelle dans un tableau, c’est le sentiment que dans cette œuvre là, il y a quelque chose qui pense, et qui pense sans mots. Si nous pouvons –si nous devons – parler, écrire pour retranscrire nos pensées, communiquer des émotions, la peinture le fait de manière non verbale.
C’est là que se trouve finalement le sublime de la peinture. Dans la création de cette « émotion pure qui ne se verbalise pas ».

Cette émotion, cet intérêt face à une peinture, tout le monde peut les ressentir, c’est mon intime conviction. Tout le monde peut être bouleversé devant une nuance particulière de couleur (on est alors dans le domaine de l’émotion pure), ou être fasciné par la pénétration du regard dans le passé rendue possible par un tableau, lorsqu’on se rapproche « d’une intimité de l’œuvre telle qu’elle a été demandée, réalisée et regardée ou vécue ». Cette intimité c’est celle du peintre et de son époque : le sens que l’artiste donne à son œuvre, sa réflexion se matérialisent sous vos yeux, accompagnée de la perception que s’en faisaient les hommes il y a des siècles.

Il suffit d’apprendre à aimer la peinture. Et c’est vraisemblablement ce que ma voisine de bureau n’a pas fait. Ce n’est pas de sa faute, mais c’est tellement dommage…
Parce qu’une fois qu’un tableau s’est « levé » devant vous, que sa signification personnelle qu’il aura pour vous seul, et universelle, celle qu’il a dans l’histoire des hommes, vous est soudainement révélée, vous n’avez plus besoin de revoir le tableau, cette émotion reste en vous. Et ça, c’est quelque chose d’infiniment précieux que tout le monde devrait connaitre.

Le but de ces notes, sera d’expliquer –modestement hein– ce qui me fascine dans la peinture, ce qui fait que je l’aime, en espérant que ca vous intéressera un peu. Bon comme je suis passionné de peinture Italienne et Flamande de la Renaissance, ça peut paraitre ennuyeux au premier abord, mais croyez moi, ça ne l’est pas. Et j’essaierai de ne pas parler que de ça. Promis.
Après cette introduction (qui peut être considérée comme un petit hommage à ce génie qu’était Daniel Arasse), on va donc pouvoir passer aux choses sérieuses. Dans le désordre, on parlera ici d’expositions, de livres (souvent en rapport avec l’art), de musées (mais si ça va être super fun), de sculpture, et de peinture surtout (mais siiiiiiii ça va être fun je vous dis).

Victor

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15 commentaires sur “"La Joconde, ça a rien d'extraordinaire"

  • Bien ouej Marc, effectivement, les deux petits poissons sortent de La Tentation de Saint Antoine, par Jérôme Bosch. Je reparlerai de lui bientôt, c’est un peintre extraordinaire, et on pourrait discuter de ses tableaux pendant des heures.
    (Marrant le petit objet)

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  • Salut victor, j’ai beaucoup aimé ton article, et je suis d’accord sur un point que tu soulèves: tout le monde ne peut pas apprécier de la même manière un tableau, c’est un certitude. « Apprendre à aimer la peinture » demeure cependant un mystère pour moi, car s’il est vrai que les oeuvres classiques sont universellement reconnues comme étant belles, il n’en est pas de même pour l’art contemporain, ou l’art populaire dans certains cas. Y aurait-il donc un traitement de faveur envers l’art institutionnel (on n’aurait pas le droit de pouvoir dire que la Joconde c’est moche) qu’il n’y a pas envers d’autres peintures? Tout le monde ne reconnaît pas le génie d’un monochrome de klein, ni d’un graff au coin de la rue… J’ouvre le débat, comment ce fait-ce d’après toi?

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  • Bonjour Victor,
    Pour moi, en effet, quelque part, « la Joconde n’a rien d’extraordinaire »…Je ne sais pas ce que votre voisine de bureau voulait dire par là, mais c’est peut-être aller un peu vite que d’affirmer qu’elle n’a pas appris à aimer la peinture. De mon côté, je pense simplement que si j’avais vu ce tableau exposé parmi d’autres dans un musée, sans avoir « appris », dès le plus jeune âge,que c’était un chef d’oeuvre, il est fort probable que je n’y aurai pas prêté une attention particulière. On retrouve le fameux effet du regard qui suit avec d’autres portraits.
    Je suis d’accord avec vous sur le fait que la peinture véhicule une émotion non verbale (comme la musique, la danse, la sculpture…) qu’il est donc par essence vain de chercher à retranscrire entièrement par des mots, mais si vous arrivez à m’expliquer ne serait-ce qu’un peu ce que la Joconde a d’extraordinaire, je suis tout ouie !

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  • L’as de Madrid, le débat sur une possible différence de « valeur » entre l’art contemporain et l’art classique ne sera pas clos avant longtemps.
    Quand je dis: « apprendre à aimer la peinture », c’est vrai que je parle de la peinture classique. Je ne veux pas déprécier l’art contemporain, mais j’ai tendance à croire qu’on l’appréhende mieux en comprenant l’histoire de l’art qui le précède (j’ai souvent constaté que la plupart des artistes du XXeme siècle considèrent -par exemple- les peintures du Louvre comme des œuvres indépassables (je dis pas ça comme ça, j’ai des exemples hein)).
    Le problème c’est qu’on revient à ce fameux débat, du genre « qu’est-ce qui est le plus important, une symphonie de Mozart, ou un morceau de rap? »…(je force exagérément le trait, mais tu saisis l’idée). Et le danger de ce truc, c’est que moi, qui ai une passion pour l’art de la renaissance, je peux passer pour un vieux con, etc.. etc… on n’en finit plus.

    J’ai un avis assez tranché sur un point ceci dit (et ça me fait souvent passer pour un vieux con). Je donne le droit à tout le monde de dire que la Joconde c’est moche, seulement je pense qu’ils se trompent. Et quand je dis ça, ce n’est pas de l’intolérance, c’est plutôt de l’optimisme dans l’humanité (fichtre!), je suis persuadé qu’il y a des choses créées par l’homme que TOUT LE MONDE peut trouver beau (on revient à l’idée d’apprendre à aimer la peinture). Et ça c’est porteur d’espoir je trouve.
    Le truc tu vois, c’est que pour certaines œuvres contemporaines (pas Klein remarque), ou pour un graff, j’ai plus de mal à défendre ce point de vue, donc pour moi ce n’est pas vraiment un traitement de faveur, je dirais que c’est une question d’universalisme de l’œuvre qu’on ne retrouve pas toujours.

    En me relisant je ne sais pas vraiment si j’ai fait avancer d’un poil le débat que tu lançais mais bon, au moins les idées volent !!

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  • Arabesque, une note vraiment très prochaine sera consacrée entièrement à la Joconde, et à ce que je peux lui trouver d’extraordinaire. Vous (on se tutoie?), tu mets le doigt sur le problème finalement, tu me dis que tu as appris à aimer la Joconde comme un chef d’œuvre, oui, mais pas à l’aimer comme un tableau, qui raconte une histoire, qui donne à penser quand on le regarde, qui est époustouflant dans sa réalisation, etc… Mais tout ça c’est pour la prochaine fois, promis j’essaierai de détailler ce que je lui trouve à cette Joconde !

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  • Super article victor. Etant un néophyte complet en la matière, j’ai l’impression que je vais apprendre plein de choses très intéressantes. Sur le reste je suis assez d’accord avec l’idée que toute oeuvre peut-être appréciable quelque soit le bagage culturel que l’on a. Par contre lorsque l’on doit la hiérarchiser par rapport à d’autres oeuvres, lui attribuer une valeur,je pense que l’apprentissage de l’art vient jouer un rôle très important. En gros, il semble que l’on ait pas mal les poings et pieds liés lorsque l’on parle d’art du fait de l’intellect, ce qui est paradoxale puisqu’en principe cela devrait-être de l’ordre du ressenti.

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  • John Dilinger, d’abord merci !
    Pour revenir à ce que tu dis, je pense que les deux jouent, c’est un peu ce que je disais quand je parlais des deux sortes d’émotion qu’on peut ressentir devant un tableau. Il y a la première, purement esthétique on va dire, et la seconde qui se développe autour d’une réflexion, autour des « significations » d’un tableau. C’est vrai que dans le deuxième cas, on est un peu tributaire de la connaissance de l’histoire, de l’iconographie, etc…

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  • Salut Victor,
    le Poisson continu a se diversifier et c est tant mieux!
    Penser que tout le monde peut apprécier une oeuvre d’art est un point de vue un peut occidentalise je trouve.
    A part ça tu as eu de la chance de pouvoir faire des allers retours devant le tableau, chaque fois que j’y ai été la salle était bondée, la Joconde mitraillée, impossible de la voir correctement dans ces conditions. Heureusement, en face, Les Noces de Cana n’intéressent personne et valent quand même largement le détour.
    J’ai lu au hasard d’une expo que le Louvre exposerait en fait plusieurs Jocondes car il en possede plusieurs copies, vrai ou faux?

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  • ouuuuu, ambiance Da vinci Code rémi

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  • Salut Rémi,
    Pour le point de vue occidentaliste, je ne suis pas si sûr. Je crois que c’est Gombrich qui assurait qu’en invitant des gens du bout du monde à prendre le café sur une table basse ou trainait un bouquin représentant des sculptures grecques, on pouvait être sur que leur café refroidirait (jolie histoire). Et ça marche dans l’autre sens, je suis certain qu’on peut apprécier de l’art venant de très loin, une nouvelle fois ne serait-ce que pour l’histoire des hommes qu’il raconte (cf Lévi-Strauss par exemple). Mais en effet, c’est sur que j’ai tendance à considérer les œuvres à partir de mon point de vue « occidental », et j’aurais bien du mal à m’en dégager…

    Pour la Joconde, une seule solution, venir le premier le matin, en semaine (ouille). Reste le problème de la configuration de la salle, on ne peut pas s’approcher à moins de 3m du tableau…chiant. Dans la même salle, il y a aussi les incroyables Titien et Tintoret des collections du Louvre. J’aime particulièrement le Saint Jérôme du Titien, il y a un travail incroyable sur la lumière de la scène, si tu passes un de ces jours ne le manque pas !

    Et pour les plusieurs Joconde, j’avais déjà entendu cette histoire effectivement. Perso ça me parait peu probable, mais je n’ai aucune preuve !

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  • Aha, non pas Da Vinci Code, je l’ai lu sur une planche de BD, exposée au Louvre il y a quelques temps…
    Pour comprendre que l’art ne peut pas être universel, il suffit d’écouter de la musique traditionnelle japonaise! L’art se fonde sur des codes, plus ou moins répandu et plus ou moins vieux (et quels codes plus répandu que l’art greco-romain?), mais quant on ne les a pas, bah on n’apprécie pas. Bien sur on peut toujours admirer la technique, plus comme de l’artisanat alors.
    J irais même plus loin, en disant que ce qui est intéressant dans l’art c’est la pars de l’auteur, et que donc apprécier une oeuvre c’est apprécier la vision/le ressenti de l’auteur. Un art universel reviendrait donc a affirmer l’uniformité des cultures humaines (ou au moins leur inter-compréhensibilité).

    Je veux bien admettre cela dit que l’art de toutes les cultures est fascinant, et peut nous parler, pour peux qu’on s’y intéresse suffisamment.

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  • Rémi,
    Je trouve qu’il y a là un raccourci un peu rapide entre universel et uniforme…
    L’art ne se « fonde » pas sur des codes, il se construit à l’aide de codes, c’est pas du tout pareil. Il se fonde avant tout sur des émotions universelles, comme « le beau » (hey, ça devient Kantien là, faut qu’on arrête), pas besoin d’avoir un grand papa grec pour admirer une peinture, ou aimer un opéra. De même que moi je peux aimer un vase chinois, ou un temple indien. En prenant l’exemple de la musique traditionnelle japonaise, tu choisis quand même volontairement, quelque chose de particulièrement peu accessible au premier abord, je suis déjà allé à une exposition d’estampes japonaises, et crois moi, j’ai trouvé ça extraordinaire.

    Quand je parle d’art universel, ça veut pas dire que tout le monde vient à bicyclette, habillé pareil, pour se prosterner devant la Joconde, ça veut dire que si les gens apprennent à aimer (c’est un peu mon idée fixe, désolé), eh ben ils aimeront vraiment, sans juste apprécier la technique (pas comme de l’artisanat donc).

    Enfin, je pense que ce qui fait une grande œuvre d’art, c’est que la part de l’auteur est dépassée (même si elle est intéressante), et que tout le monde peut se la réapproprier. Ça marche aussi bien pour la peinture, la littérature, la musique, etc.. Chacun peut avoir un ressenti différent devant une œuvre sans pour autant se tromper, si une poésie te rappelle ton enfance sans que tu saches pourquoi, alors que la vision de l’auteur c’était pas ça du tout, ça ne veux pas dire que tu as tort…

    Quant à l’inter-compréhensibilité (fichtre!) des cultures, moi j’y crois perso.

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  • Ping : Poisson Rouge » Alors, qu’est-ce qu’elle a donc d’extraordinaire la Joconde ?!

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