Les soirées retrouvailles sont un truc de bolos

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

« Mais qu’est ce qu’on s’ennuie par ici » soupira le capitaine, en époussetant sa veste pleine de cotillons mollassons et imbibés de bière. La soirée de retrouvailles avec ses vieux potes de l’école de la Marine avait finalement été une belle ornière de lassitude, que même l’absorption rapide de boissons fortement alcoolisées n’avait pas réussi à éviter.

Rien de pire que de se retrouver face à un vieil ami et de se rendre compte, très vite, qu’on n’a plus rien à se dire. On commence par s’armer des banalités d’usage, on lance quelques sourires, ballons d’essais censés lustrer le bon vieux temps et retrouver les traces d’une complicité perdue dans les bourrelets des jours de la vie active.

On finit dans la rue, à un carrefour, dans les phares de quelques taxis, à n’en plus finir de se promettre de se revoir un jour, mais mec on se prend une bière quand tu veux, avec l’affection soudain au coeur d’avoir eu plaisir à le revoir, car on s’est revu aussi, jeu de miroir pas si déformant, l’espace d’un instant, celui du temps d’avant, la carlingue moins imbibée de doutes, le moteur de l’âme moins encrassé de désirs refoulés.

Mais il se passe parfois des choses formidables dans la rue, car quittant ce vieil ami, post-it des limbes déjà égaré, je tombe soudain nez à nez, à l’angle de  la tour du Chatelet, avec un copain indien connu à l’ambassade de Delhi deux ans auparavant.

Lui marchant vite vers une piscine désaffectée (?), moi filant vers le métro, notre rencontre a duré deux minutes, le temps d’évoquer Romain Gary, Calcutta et le cas Déeska. Le temps de ne pas se promettre de se revoir, surtout, ou seulement de loin en loin.

OK en me relisant, mon post est un peu bobo. Mais le capitaine retourne vers son bateau, dans le froid de l’aube, longeant les quais, croisant les groupes de mousses en vadrouille, dégainant sa flasque bourrée de chocapic la veille au soir pour se donner du coeur à la marche.  L’important, c’est l’attente des retrouvailles, de toute façon, quand on peut encore s’autoriser à oser croire que les relations, comme un bête cliché photographique, sont restées les mêmes sur le billot du temps.

Petit tableau d’ Hopper assez coolos

—-

Place à la suite  de Michigan Avenue !

Un grand silence suivit. Mais ce n’était pas un silence gêné, car Zelda n’était pas mal à l’aise, face à cet étranger sorti de nulle part au volant de son camion brinquebalant. Elle lui parla alors de la neige et de la boue qui collait aux bottes ici, mais il pirouetta et lui expliqua dans son anglais d’acrobate que la boue dans la rue était courante en Russie, et qu’on l’appelait raspoutitsa. Elle avait bloqué Napoléon et Hitler, ce n’était pas une mince affaire. Alors, les bottes et les portes de garage… Elle s’assit près de lui.

Volody vit alors une guitare, accrochée près du bar. Zelda eut alors un mouvement de refus, car c’était la guitare de la patronne. C’était une belle guitare, avec une rosace finement marquetée, un modèle Jumbo comme celui de Johnny Cash. Le samedi soir, certains routiers prenaient l’instrument sous l’oeil attentif de la patronne et se mettaient à chanter des airs que toute la salle murmurait en coeur, des chansons qui semblaient avoir mille ans, raclées par la route, abimées par les errances, les excès et le désespoir parfois, comme « My Cheatin’ Heart », la chanson préférée de Zelda.
– Hey you are not supposed to play that guitar!

Mais il la prend la guitare, sans écouter Zelda qui se crispe, il la soulève si légèrement avec son rire dégainé comme un poignard, et se met à jouer. Et ce ne sont pas les histoires d’auto-stoppeurs perdus, ni d’amours qu’on a trop pliées, brisées par la distance et la route, qui se déploient lentement dans le Dinner, mais une chanson qui parle de la nuit, de l’isolement, mais aussi d’une aube à venir, si lointaine qu’il faut la tenir serrée contre soi pour y croire encore.

Тёмная ночь только пули свистят по степи…
Seules dans la nuit noire les balles sifflent sur la steppe
Le vent murmure dans les fils électriques, les étoiles brillent là-haut
Dans la nuit noire, je sais que toi, ma bien aimée tu ne dors pas
La mort n’est rien, nous la croisons tous les jours dans la steppe
Même maintenant, elle tournoie sans cesse au-dessus de nos têtes
Mais tu m’attends, éveillée, et je sais que rien ne peut m’arriver

Le silence est complet dans la grande salle. La plaine, à perte de vue. Des sapins, comme une armée, qui se déroulent sur le paysage. Les tourbillons du vent qui emportent la tourbe gelée et font valdinguer les espoirs, haut, très haut dans le ciel blanc comme un bistouri, ce vent qui écartèle les groupes et paume les bagnoles, décrasse les rêves. Au loin, le train passe sur les rails gelés du lac Ladoga et sa fumée réchauffe le coeur des soldats perdus, qui voient ce serpent noir découpé sur la glace se faufiler jusqu’à eux, chargé de chaleur et de conserves.
Zelda a désormais les mains sur la table, posées, tranquilles. Elle sent monter en elle une assurance pleine d’une force douce, qui la tire au-delà de cette petite ville d’East Lansing qui se meurt en s’enfonçant peu à peu dans le néant blanc. Les sonorités inconnues du Russe, sa rigidité follement musicale tracent pour elle des contours encore naissants d’un voyage, d’un fantasme d’un lointain possible. Elle entend alors comme dans une brume Volody parler de Little Odessa. Tu devrais venir là-bas, dievouchka. Voir la mer. Et puis la mer Noire. Le métro de New York. Saint-Pétersbourg. Les hot dogs à un dollar. Le Brooklyn Bridge. Le pont sur la Moskova.
Elle n’écoute plus. Elle pense à son père, employé des chemins de fer sur le Iron Range, la ligne desservant le lac Supérieur, les wagons de marchandises chargés de charbon, et le soir, ses grosses mains noires qui se servaient une bière dans le frigo, puis jouaient le dimanche au banjo des airs comme celui de Volody, deux mois même encore avant sa crise cardiaque. Voyant qu’elle est plongée dans ses réflexions, Volody baille, se lève, fait racler sa chaise sur le sol en damiers où les gouttes d’eau ont séché depuis longtemps. Il lui dit qu’il doit partir, qu’il a encore de la route avant d’arriver à Dayton, Iowa, pour sa livraison de grain. Elle lève soudain vers lui ses yeux clairs pleins de larmes. Reste, chante, chante moi encore une chanson. Just one more please.

Mais Volody, avec un « y » pour faire américain, est fatigué. Il a encore de la route à faire. Subitement elle lui demande de partir avec lui. Il a un mouvement de surprise, Niet. Puis son rire surpris qui sabre l’air. Il s’approche d’elle, et la serre dans ses bras. Il sent la graisse, la Popov vodka, l’essence. Ses ongles sont sales. Elle repense à ceux de son père. Il l’embrasse alors sur le front, doucement, elle se laisse faire, bercée, par cette présente inconnue et rassurante, laissant dodeliner sa tête sur la parka crasseuse. C’est lui qui s’écarte d’elle avec un petit rire, très court, et c’est comme un bloc d’absence, soudain, violemment là au creux du ventre de Zelda. Il monte dans la Dodge, claque la portière d’un coup sec, ce qui déleste le camion d’environ un quart de sa rouille.

Zelda frissonne dans son tablier bariolé Hello, Can I help you today? Elle aide à pousser le vieux camion Dodge qui finit par s’extirper poussivement de la neige fraîche. Son rire qui fend soudain le noir une dernière fois. Les feux de stop rouges sang éclairent le Dinner et la silhouette de Zelda alors qu’il tourne sur Michigan Avenue et klaxonne un au-revoir en agitant la main. L’écho se répercute dans le silence sur la neige fraiche, alors qu’elle reste là, à regarder la route et les poteaux sombres des fils électriques.

***

Elle ramassa d’un geste mécanique l’assiette, le verre de vodka à moitié plein et s’aperçut soudain du pourboire que Volody a laissé en partant. Quelques roubles. Sans un mot, elle ramena le tout dans l’arrière cuisine.La machine àbière sans mousse luisait dans la pénombre. Dehors, l’aube se levait.

 

Pour lire le début de l’histoire

Et toujours mon Blog

Bonne semaine  je vous bizoute !
Marc

 

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>