Souvenirs de Cable Street

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Aujourd’hui encore, il pleut sur Londres. Classique. La bruine glacée ne me dérange pas, moi qui ne suis que de passage, mais je comprends bien que décembre s’attarde un peu trop au goût des mes hôtes. Les parapluies valsent sur les avenues, et l’accrochage de baleines est devenu sport quotidien. On se précipite vers le métro, on s’entasse dans les pubs surchauffés, on se presse dans les boutiques : le vent des docks ne laisse aucune chance, même au plus enhardi des britanniques.

Here I am. East End, c’est le nom du quartier. C’est le nom de mon quartier désormais, qui raisonne un peu comme un proche bout du monde. J’y habite depuis quelques jours, à deux pas de Limehouse station. Un ami bien intentionné me prête son logement, petit studio coincé sous les combles d’une ancienne usine de bonbons désaffectée. La grande classe. Les studios d’enregistrement, les bars et les habitations précaires ont remplacé depuis longtemps les machines outils et les caisses de sucre d’orge, mais peu importe ; l’East End, lui, n’a guère bougé.

Les vieilles bicoques de briques, les ruelles et les ponts métalliques sont toujours là, eux. L’est londonien, ancien bastion ouvrier où Marx et Engels furent jadis de puissants vecteurs politiques n’a rien perdu de son âme. Ici, on se mélange. Pas de chicane entre musulmans barbus et prolos rougeauds, d’après ce qu’en disent les habitants. Dans les anciennes usines, on a construit des mosquées, des ateliers, des échoppes et des lieux où les fêtards de tous les horizons se retrouvent. On discute, on échange, comme pour faire la nique aux théories fumeuses d’une extrême droite anglaise en pleine résurrection. Il faut dire que le quartier porte en lui un puissant héritage : celui des rebus du Londres chicos qui rebâtirent ici ce qu’ils avaient perdu ailleurs. Les SDF y vinrent en masse pour travailler dans les fabriques et peupler les ruelles, puis les juifs d’Europe de l’est, les Irlandais, les Polonais, les Indiens et les Pakistanais. On est bien loin de l’image désolante que quelques groupuscules identitaires essayent désespérément de véhiculer.

Ma rue à moi, c’est Cable Street. Son histoire est belle, à elle aussi. En 1936, alors que l’Europe toute entière vit se développer un peu partout des idéaux nationalistes, l’Angleterre n’échappa pas à la montée de partis fascisants. Le 4 octobre de cette année, quelques milliers de militants de la BUF (British Union of Fascists) emmenés par Sir Oswald Mosley défilèrent dans les rues de l’East End peuplées de nombreux juifs. Emmitouflés dans leurs chemises noires, très à la mode de Rome à Berlin, les manifestants se virent opposer une vive résistance par plus de 100 000 militants communistes, anarchistes et indépendantistes irlandais. S’en suivit la célèbre Bataille de Cable Street, qui opposa les deux camps dans de violents affrontements dans lesquels la police s’illustra en protégeant vraissemblablement les chemises noires. Malgré cela, la déroute fut totale pour les militants fascistes. Notons qu’à dater de ce jour, il sera interdit d’user d’uniformes politiques en public.

Cet excellent titre de The men they couldn’t Hang retrace en images cette épique journée.

Soixante quinze ans plus tard, en septembre 2011, la tristement célèbre English Defense League de Tommy Robinson, proche du Bloc identitaire français et habituée des dérapages racistes ou de nombreuse violences marchait à son tour dans les rues de l’East End. Cable Street n’opposait pas la même résistance. Pourtant un mois après, les organisations bengali, juives et antifascistes commémorèrent la fameuse bataille, pour signifier leur attachement à l’histoire de résistance du quartier et donner une fois encore le change à l’extrême droite.

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3 commentaires sur “Souvenirs de Cable Street

  • Merci pour ce petit moment d’histoire fort instructif ! Je n’avais jamais entendu parler de ça…

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  • Excellent papier…un très bon morceau de culture populaire à nous réapproprier.

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  • Merci pour cet article très bien écrit comme d’habitude, et qui donne envie d’aller faire un tour du côté de cable street!

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