Patron Incognito sur M6: surveillance et mépris de classe

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Tout le monde, ou presque, connaît désormais l’émission de télé-réalité Patron Incognito diffusée régulièrement sur M6. L’adaptation franchouillarde d’ Undercover Boss, programme à succès britannique produit par Channel 4, semble à son tour faire sensation en France. Le topic est simple: un PDG se déguise en ouvrier et infiltre les rangs de ses salariés en toute discrétion pour observer depuis le bas de l’échelle sociale comment fonctionne son entreprise.

Sur le papier, déjà, le concept met franchement mal à l’aise. La suspicion envers le salarié (toujours coupable de ne pas en faire assez ou assez bien) s’affirme comme le principe de base de l’émission, quoi qu’en dise M6 qui préfère y voir un moyen de créer de l’interaction au sein de l’entreprise (lol). En réalité, le «patron incognito» profite ici d’une posture privilégiée lui permettant d’assouvir un vieux fantasme: celui de contrôler le petit personnel en l’observant de ses propres yeux. Le tout est filmé sous un faux prétexte par les caméras de la 6 afin que les salariés conservent une attitude naturelle vis-à-vis de leur travail.

L'émission de téléréalité est un bon prétexte pour surveiller les travailleurs.

L’émission de télé-réalité est un bon prétexte pour surveiller les travailleurs.

De la surveillance en règle

C’est Thierry Petament, PDG de la holding Orchestral Services (regroupant plusieurs entreprises de nettoyage industriel et affichant un chiffre d’affaire de  3 319 300 € en 2013), qui en fait lui-même l’aveu en ouverture de l’émission diffusée le 31 mars 2015. Lors d’une réunion du comité de direction, il explique ainsi sa volonté de voir comment les salariés se comportent sur le terrain (on appréciera toutefois le jargon utilisé visant à adoucir son propos). Extraits:

« Thierry Petament : Est-ce que notre organisation est comprise de tous (les salariés ndlr) ? Je ne suis pas capable de répondre à cette problématique. J’ai donc pris une décision très importante. J’ai décidé de passer une semaine en patron incognito auprès de nos collaborateurs […] Parce que j’estime que c’est une bonne chose pour notre société.

Directeur Général : Donc aujourd’hui vous voulez aller voir si nos collaborateurs sont toujours dans les mêmes valeurs que nous ?

Thierry Petament : Oui Jean-Michel.

Directeur Général : Thierry est quelqu’un qui a vraiment besoin de savoir ce qui se passe sur le terrain.»

Et c’est parti pour une semaine de surveillance en immersion qui ne dit pas son nom (dans le monde merveilleux du capitalisme, on parle «d’expérience»). Grossièrement déguisé en chômeur de longue durée, dont la caricature médiatique exige qu’il soit mal sapé et un peu crado, le PDG s’infiltre au sein de «son» entreprise. Nous passerons ici sur l’épisode sentimental où le patron fait des adieux émus à sa femme avant de plonger dans les affres de la France d’en bas, la larme à l’œil et la voix tremblotante comme s’il partait en guerre. L’homme, installé dans un hôtel pendant la semaine (comme un vrai prolétaire n’est-ce pas?), accuse le coup lorsqu’il doit se réveiller à 4h du matin.

Car oui, dans le nettoyage, on se lève tôt. Et même très tôt. N’en déplaise à la France qui se lève tard, celle des beaux quartiers et des jobs rentables.

Chantal a de la chance de récurer les chiottes

Thierry Petament rencontre enfin son personnel en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas: un travailleur. Ou plutôt, il rencontre ses «collaborateurs» comme il dit, mot utilisé pour faire croire à une sorte d’égalité de traitement entre les uns et les autres. Pourtant personne n’est dupe: bien loin des brainstormings où l’on sent bon l’aftershave, les employés de Thierry Petament sont des ouvriers. Point barre. Des gens qui triment dans des travaux difficiles pour des salaires de misère.

D’abord il y a Chantal, 45 ans, divorcée et agent d’entretien depuis 8 ans dans l’entreprise. La voix off du show explique que celle-ci, visiblement dans une situation de précarité extrême, a néanmoins de la chance de récurer les chiottes et de se farcir des horaires de merde. «Chantal a trouvé son équilibre avec ce métier où elle gagne 1460 euros bruts par mois» nous dit-on. Pour ceux qui vivent sur Mars ou Pluton, une information vaut le détour: 1460 euros bruts par mois c’est le SMIC. Soit 1125 euros nets. Mais dans le monde merveilleux de M6, on ne parle pas de «smicard», et on ne parle pas de salaire net, ça fait trop peu. Non, Chantal, à 45 ans, gagne «1460 euros bruts par mois».

Ensuite il y a Ahmed, 50 ans, ancien chômeur. Lui est agent qualifié et manipule des produits hautement toxiques et des matériaux lourds. Il a d’ailleurs subi un accident du travail à cause de ces produits : une brûlure à l’acide (rien que ça). Smicard lui aussi, Ahmed est censé endosser des responsabilités, c’est-à-dire une charge de travail supplémentaire pour un salaire équivalent. Il s’en plaint à juste titre mais est présenté comme «bourru mais travailleur» par l’émission.

Thierry Petament, PDG, déguisé en "chômeur" caricatural.

Thierry Petament, PDG, déguisé en « chômeur » caricatural.

Vient aussi Frédéric, 31 ans, technicien qualifié depuis 6 ans au service de Thierry Petament. Il s’occupe de nettoyer les vitres et est présenté comme un homme se satisfaisant de peu: un sourire du client lui suffit pour oublier sa paye misérable. Du moins c’est ce que nous dit M6.

Pour finir, le PDG incognito rencontre Fabienne qui travaille en horaires morcelés (de 5h à 8h30 du matin et de 16h30 à 19h30). Fabienne a 42 ans et travaille depuis 5 ans pour l’entreprise. Elle gagne moins que le SMIC, puisque M6 indique qu’elle est payée 1440 euros bruts par mois.

Malgré les conditions de travail difficiles, les salaires maigrissimes et les horaires terribles que ses salariés subissent, le patron déguisé en chômeur n’est pas totalement satisfait de ses employés. Chacun a droit à son petit reproche lors de la grand-messe où il tombe le masque. Concernant Chantal, «elle aurait dû me montrer le cahier des charges» s’insurge-t-il, en se plaignant du fait qu’elle lui demande de nettoyer les toilettes à sa place! De surcroît, la vilaine a oublié de nettoyer le dessous des rayons dans lesquels elle travaille. «On a survolé le travail» déplore-t-il ainsi. Exigeant, le bougre. Surtout quand il s’agit du labeur des autres. Il a aussi des reproches à adresser à Ahmed: «l’accueil est pas terrible. Il ne m’a pas calculé. C’est plutôt une porte de  prison. Je ne demande pas qu’il m’embrasse sur la bouche mais un minimum». Et puis les reproches aux autres salariés : «je trouve le bordel, pas rangé, c’est sale» ou encore  «je ne peux pas accepter ça. On donne du matériel. On investit mais ce n’est pas utilisé. On n’achète pas ça pour le plaisir.»

Bref, derrière un apparent humanisme, revendiqué trop fort et trop haut pour être authentique, le PDG d’Orchestral Services fait parfaitement bien le boulot pour lequel il est rémunéré : il observe, contrôle et blâme des gens payé dix fois moins que lui.

Surveiller des employés, c’est légal ?

Sauf que… Si fliquer des ouvriers au travail est devenu un divertissement pour la France entière, il n’en demeure pas moins que la surveillance des employés est soumise, dans le droit français, à des conditions précises. Sur le site du ministère du travail, on trouve ainsi trois «limites au pouvoir de surveillance de l’employeur». Premièrement, le ministère estime que «la surveillance des salariés doit être justifiée par la nature du travail à accomplir et proportionnée au but recherché». Autrement dit, s’il n’existe pas de raison valable (vols, trafics etc.), un patron n’a pas le droit d’espionner les employés. Dans l’émission Patron Incognito pourtant, les ouvriers sont filmés pour assouvir le simple souhait égocentrique de leur PDG. Raison valable ?

Dans un second temps, le ministère du travail indique qu’une procédure de surveillance doit être validée en amont par le comité d’entreprise. Passons. Ce qui nous intéresse particulièrement ici est plutôt la troisième limite imposée par le droit français: «l’information préalable des salariés». Ainsi, aucune surveillance ne peut être mise en place sans que les salariés concernés n’en soient informés auparavant. «Les salariés doivent être informés, avant leur mise en œuvre, des procédés de surveillance choisis par l’employeur. Les systèmes installés à l’insu des salariés ne peuvent pas être utilisés» explique-t-on.

Pourtant c’est précisément ce que ne fait pas l’émission diffusée par M6. Pire encore, Patron Incognito ment ouvertement aux employés pour permettre aux caméras de filmer dans l’entreprise.

« Pour justifier la présence de nos caméras, nous prétexterons le tournage d’un documentaire sur un chômeur en réinsertion dans le secteur du nettoyage industriel » explique la voix off au début du show.

C’est donc bien à leur insu que les salariés sont surveillés. Pensant participer à un documentaire qui ne les concerne qu’en second plan, ils se jettent dans la gueule du loup sans savoir qu’ils en sont le sujet central. Tout ça pour que leur PDG puisse vérifier qu’ils travaillent bien.

Le jargon utilisé par la chaîne et le patron lui-même ne doit pas occulter la réalité du procédé utilisé dans cette émission: il s’agit bien d’un système de surveillance, relativement pervers puisque non assumé, visant à contrôler puis humilier les travailleurs au nom du divertissement.

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6 commentaires sur “Patron Incognito sur M6: surveillance et mépris de classe

  • Plaisanterie, ce patron et un arnaqueur

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  • le patron a t il le droit d utiliser une fausse identitè

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  • le patron æ t il le droit d utiliser une fáusse identitè

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  • Bonjour, article intéressant sur le sujet. Je viens de regarder cette émission avec le pdg de la compagnie du lit. Je partage votre avis sur cette surveillance déguisée et le grand coup de pub recherché. De plus la caricature du chômeur est assez risible. Tous les chômeurs ne sont pas aussi crassous ! Puis dans cette émission il offre une augmentation uniquement dans l entreprise ou il à été filmé. Pourquoi les autres salariés en sont privés ?

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  • Enfin un article qui dénonce cette horreur télévisuelle et ses grosses ficelles malhonnêtes.

    C’est un cauchemar de laideur et d’hypocrisie. Chacun de ces patrons voyous mérite son arrachage de chemise.

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  • Je voulais juste ajouter une remarque sur le PDG de la chocolaterie que nous avons vu cette semaine. Il fait tout une histoire parce qu’il perd de la poudre de cacao!!! Ça sort de sa poche c’est normal !!! Par contre il n’est pas dérangé par le fait que la jeune fille qui prépare les ballotins ait en permanence la main dans les cheveux (sauf quand elle va voir le grand patron ses cheveux sont attachés) et lui même se gratte le nez avec le gant qu’il utilise pour mettre des chocolats en boite !!!! Bonjour l’hygiène!!!! c’est pas grave je pense, c’est pas lui qui mange le chocolat, en tout cas ça ne me donne pas envie de lui en acheter !!! Monsieur avant de critiquer les employés qui vous permettent de gagner vos millions, apprenez un peu les règles d’hygiène!!

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