Le vieux taxi anglais du boulevard Beaumarchais – 2ème partie

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Première partie de l’histoire de Cornelius et de son taxi à lire ici

Alors qu’il est stationné sur le trottoir d’en face et mange un sandwich, les yeux à la vitre, les filles sortent de l’établissement. Il remarque soudain la jeune Indienne. Tout à coup, il voit un type portant un manteau en cuir s’approcher de la fille, la prendre par le bras et la tirer violemment de son cercle d’amies. Il lafrappe au visage, parmi les cris indignés de ses copines. Avant que Cornélius n’ait eu le temps de déglutir son sandwich, l’homme traverse la rue en courant et se dirige vers son taxi, tandis que les amies se pressent autour de la fille en état de choc. Il cogne à la vitre, monte à l’arrière, s’affale sur la banquette et ordonne à Cornélius de démarrer. Mais Cornélius refuse de mettre le contact. « Démarre ! Hey, t’es sourd ou quoi ? » Mais Cornélius a les yeux rivés sur la jeune fille, qui pleure, là-bas, devant le lycée.

Le type glapit par la petite fenêtre, tambourine sur la cloison qui le sépare du chauffeur. Cornélius, qui n’a jamais refusé un client, même les pires connards, planque ses mains qui tremblent dans sa livrée grise et, se tournant vers lui, lui ordonne de descendre de son taxi. L’autre ouvre de grands yeux, s’énerve et lui balance avec mépris une poignée de pièces. Il s’accroche à la banquette et hurle un : « Turn on the engine, asshole ! » Mais Cornélius reste silencieux. Des badauds pointent du doigt le taxi, les amies de la fille s’approchent en groupe, l’homme insulte Cornélius, ouvre la portière et s’enfuit. Le groupe arrive près de la voiture, remercie le chauffeur. La fille blessée, restée de l’autre côté de la rue, regarde un instant Cornélius, qui sent un cratère s’ouvrir sous le sol crade de son taxi. Il bafouille au groupe qu’il est en retard et démarre brusquement.

Le lendemain soir, avant son service de nuit, il revient. Il a acheté un bouquet de fleurs qu’il a posé sur la banquette à l’arrière du taxi et sirote un café. La grosse porte du lycée s’ouvre, les amies de la fille s’égaillent sur le trottoir, reconnaissent subitement le taxi de Cornélius, lui font des signes joyeux de la main mais Cornélius, gêné, fait semblant de lire le journal. Dans le soir naissant, les filles s’en vont, sans nulle trace de la lycéenne indienne. Cornélius, déçu, allume le moteur, s’apprête à débrayer pour partir et boit sa dernière gorgée de café pour la route quand soudain on toque à la vitre arrière. C’est elle. Cornélius en manque de s’étouffer avec son café. Il lui ouvre, elle monte derrière timidement et tombe sur le bouquet de fleurs. Il lui dit, sans oser la regarder, que c’est pour elle. Elle devient toute confuse, lui dit tout à trac que ce n’est pas possible, qu’elle est mariée à un homme.
— Celui qui vous a frappé ? demande Cornélius en la regardant
soudain dans son rétroviseur.
— Oui. Ne venez plus devant le lycée, cela ne sert à rien.

Cornélius reçoit une charge de chevrotine dans le ventre mais il fait un gigantesque effort sur lui-même et se retourne vers elle. Il lui donne en souriant timidement une fiche cartonnée avec son numéro de taxi : « If you ever need a taxi… » Elle prend la fiche, pousse la porte du taxi et en sort avec un petit sourire triste.
Cornélius repasse souvent devant le lycée, il attend des jours, des mois, mais n’ose plus aborder la jeune fille qui fait semblant de ne pas le voir. Jusqu’à ce jour de juin 1963, soit deux ans après son arrivée à Londres. Soudain, sur le trottoir poussiéreux, alourdi de soleil, Cornélius ne voit plus la jeune fille indienne. L’année d’avant, quand le lycée avait fermé pour les summer holidays, il l’avait vue, bien sûr, secouer joyeusement ses nattes en quittant le bahut pour deux mois. Mais pas cette année-là. Personne sur le macadam, pas même ses amies. Cornélius hésite à rentrer dans l’établissement pour demander mais il tourne son grand volant et s’en va se réfugier dans la circulation, pétrifié par la timidité. Employé modèle qui ne fait pas de vagues, il monte petit à petit dans la hiérarchie de Wincky’s, passant de chauffeur de nuit à chauffeur de jour en février 1967. On lui propose un taxi plus confortable mais il refuse, attaché qu’il est à son vieux tacot. Gage de son comportement et de son assiduité derrière le volant, il a droit, à Noël 1976, à une cibi flambant neuve, offerte par Mr Charles Wincky en personne sous l’arbre de Noël de la société.

Cette radio, gros machin gris clignotant, lui permet de parler de taxi à taxi, d’échanger des blagues avec Michal sans avoir à subir ses postillons de chips mais aussi d’anticiper les embouteillages sur King’s Road et d’éviter Piccadilly certains samedis soirs.
Un vendredi soir, passablement éméchés, Michal et Dick, le vieux mécano, tabassent deux jeunes chauffeurs de taxi pakistanais.

Lundi 14 novembre 1985. Ce matin-là, Cornélius, en prenant possession de son taxi dans le garage comme tous les matins, voit une lettre posée sur sa boîte à gants.
C’est une missive de renvoi de la part de Charles Wincky pour comportement inadmissible et violence envers deux chauffeurs de la compagnie. Le coeur battant comme un taximètre aux heures de pointe, Cornélius appelle Michal par la cibi qui lui raconte l’histoire et reste assez évasif et gêné. Cornélius veut alors voir le patron mais ce dernier refuse de le recevoir, s’estimant extrêmement déçu par cet écart d’un employé qu’il croyait modèle et lui enjoignant, par le biais de sa secrétaire, de rendre le taxi à Wincky’s le lendemain matin au plus tard.

Dans le garage devenu silencieux, Cornélius s’effondre dans sa cabine, désespéré, la tête entre les mains sur le grand volant en cuir. Il sait qu’il ne sert à rien de discuter avec Mr Wincky. Il sait aussi que le virer sur un tel prétexte est une belle façon de faire sauter sa prime d’ancienneté. Il comprend également pourquoi Michal et Dick refusent de se dénoncer, ayant bien trop peur de perdre leur emploi. Faisant des tours dans le quartier avec son taxi une dernière fois, des larmes plein les yeux, il repasse soudain devant le lycée de filles. Il freine, s’arrête juste à côté de la porte, et non de l’autre côté de la rue comme il faisait toujours, back then. Serrant le cerceau, il rassemble son courage et décide de rentrer dans le lycée. Il a toujours sa petite livrée grise de la compagnie de taxi, le même modèle depuis 1961.

Le garde à l’entrée n’a pas non plus changé depuis vingt ans, il malaxe ses mains gantées comme un vieux boxeur asthmatique : « Vous attendez quelqu’un ? » Non, Cornélius veut parler au directeur. Le gardien le regarde de haut en bas, sourcilleux, veut le faire dégager mais son regard s’arrête sur les galons de l’uniforme de fonction de Cornélius. Il grommelle et le dirige alors vers le bureau du concierge. Sur le parquet qui craque, Cornélius bafouille, souhaite savoir ce qu’est devenue cette jeune étudiante indienne en, euh, 1962. « Vous voulez dire l’année scolaire 1962-1963, monsieur ? » coasse le vieux concierge, assis derrière son bureau. Cornélius acquiesce. Le concierge soupire, se lève, va chercher ses fiches bristol marquées à l’encre violette, délicatement classées par années, mû par un entêtement chaque jour renouvelé à vouloir organiser le temps qui passe, à classer les sentiments et les époques, à empailler l’existence. « Priyana Gupta, relève-t-il derrière ses lunettes. A eu son bac en juin 1963. Souhaits d’orientation : Sorbonne University, Paris. » Cornélius est dépité. Il n’a aucun indice. « Ah. Si. Adresse du père : 12, rue Lacepède,75005 Paris, France. » La phrase tombe comme un couperet.

Pour être franc, Cornélius n’a jamais vraiment aimé les touristes français qui empruntaient son taxi, entre les juvéniles « Hello sir here it’s a great city to party » et couples amoureux et anxieux « London is very big, no ? » Mais si elle est à Paris… Cornélius hésite. Il n’a pas tellement d’argent, ses parents sont décédés, il n’a pas de femme. Il a quarante-six ans. Après, il sera trop tard.

Il ne parle de ce projet à personne. Mardi matin, au lieu d’aller rendre son taxi à Charles Wincky, Cornélius quitte Londres avec ses économies. Il a entassé à l’arrière du taxi son sac de couchage, le vieux duffle-coat de son père, des sachets de thé et quelques muffins aux pépites, ses préférés. Les camions le klaxonnent joyeusement sur l’autoroute de Londres à Douvres. Il voit, pour la première fois, les falaises blanches, l’embarcadère. Il repense à son père qui est passé là-haut dans le ciel, chargé de bombes, de mort et de camaraderie. Puis, surgissant sur le haut de la falaise, le château de Douvres. Douvres, la ville des Polonais, « Polish City », comme l’appelait Michal du haut de son mépris russe en postillonnant ses chips sur la table de formica. Cornélius roule en silence devant des bars fermés, des maisons aux fenêtres aveugles, aux portes barrées de planches en bois, bâtisses à l’abandon dans le centre de la ville portuaire et témoins d’un passé plus prospère. Sur l’embarcadère, il zigzague parmi la pluie et les lignes blanches.

Suite et fin la semaine prochaine.


Marc Pondruel
http://pondruel.wordpress.com/

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2 commentaires sur “Le vieux taxi anglais du boulevard Beaumarchais – 2ème partie

  • Encore tres bon, la suite !
    Au fait est la nouvelle qui a ete publiee?

    Répondre
  • C’est celle-là même, cow boy!
    La suite arrive ce dimanche :)

    Répondre

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