La brinquebale américaine

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

Par l’enfer, ce que le brouillard tombe vite sur le lac Michigan. La pluie lave le pont et pénètre dans le col des cirés des quelques glandus retenus sur le pont du sous marin sur ordre express du capitaine. Au loin, les phares automatisés de la baie de Chicago balaient les rochers, les pavés luisants et les quelques petits bateaux de pêche qui rentrent dare dare se planquer dans la rade.

Cela fait deux – trois ? – semaines que le sous marin est absent des pages limoneuses et salées du Poisson Rouge. Absence dûment reprochée à terre par le chef de l’amirauté, l’As de Madrid, connu pour ses piques de colère incontrôlables et sa descente faramineuse dans les bars gay friendly de la Windy City. De là à sucrer les permissions du personnel du sous marin en guise de punition…

Le capitaine, le crâne tempêtant sous le joug de ces funestes pensées , s’ouvrit une bouteille de skai dans la cambuse et se mit sur le pick up Pledging My Love de Johnny Ace, pianiste mort d’une balle dans la tête lors d’une partie de roulette trop arrosée à la veille de Noel 1954. Parfaite figure de tragédie, non ?

Le passé plante ses dents aiguës dans la pulpe grisâtre du présent. Elle n’est pas de moi, cette phrase, mais qu’est-ce qu’elle est belle, violente et vraie ces temps-ci…

Entre temps, je suis tombé amoureux, j’ai découvert Bernanos et Paul Kalkbrenner. J’ai discuté de Céline sous la pluie avec un ami strict et rigolard, j’ai bouffé des tomates cerises bobos et j’ai été à l’anniversaire de la Commune. J’ai voulu prendre des places pour le concert de Motorhead et je suis allé mater  » Vivre sa vie » de Godard dans la salle-mouchoir de poche du MK2 Beaubourg. Bref, on s’en fout.

Le passé plante ses dents aiguës dans la pulpe grisâtre du présent. Je vis avec cette phrase dans la tête, cette semaine. Je me la répète dans la rue, dans le métro, en regardant mon reflet en passant en un éclair devant les boutiques. Et j’ai toujours aimé les filles qui se regardent dans les vitrines en passant, coup d’oeil rapide, yeux précis et flous, légèrement inquiètes. Se demandant soudain si elles si elles sont bien, ? A ce moment précis ?

Le passé plante ses dents aiguës dans la pulple grisâtre du présent. Le capitaine reboucha sa bouteille de la paume de la main. Faut pas se laisser abattre. Il repris alors sa feuille de route qui traine sur la table : la nouvelle  » Michigan Avenue  » est dans les turbines !

******

Zelda jeta un coup d’oeil las à la fenêtre. Le soir tombait sur East Lansing, et il avait neigé sans discontinuer depuis midi, quand elle avait pris son service. Le Great Lakes Diner était vide à cette heure-ci. Elle enleva d’un geste mécanique de la table l’assiette et le verre de Coke débordant de glaçons en se rappelant avec agacement qu’elle avait oublié de déblayer convenablement la neige devant son garage le matin. Elle allait être much in trouble now, forcée de pelleter en rentrant, les mains glacées serrées sur la pelle, le dos cassé par une journée de service. Toute à sa pensée, elle faillit ne pas voir le misérable tip que le type avait lâché en partant, quelques coins qui tombèrent à terre et résonnèrent sur le carrelage noir et blanc de la grande salle du bar. Sans un mot, elle ramassa l’argent et ramena le tout dans l’arrière-cuisine.

Le matin, les routiers qui avaient roulé toute la nuit depuis Milwaukee, Wisconsin et qui faisaient une pause avant de foncer vers Detroit, les yeux piquants de fatigue étaient, à défaut d’être bavards, un peu plus généreux sur les pourboires. Ils enfilaient alors leur café brûlant en vitesse et se levaient, souvent un sourire fugace sur le visage en papier mâché, et sortait de leur poche un billet chiffonné qu’ils laissaient sur la table.
Ça ne pouvait être qu’un imbécile – ouais, un imbécile, de laisser ainsi un demi-dollar narquois avant de filer en coup de vent. Mais au moins, voulut-elle se consoler en jetant un coup d’oeil à sa caisse enregistreuse silencieuse, son service tirait à sa fin.

Elle prit un chiffon humide et commença machinalement à briquer le foam-free beer tap, la nouvelle pompe à bière sans mousse venue de l’Angleterre, joyau de la Couronne, coqueluche de la patronne et des quelques habitués du bar. Soudain, son geste s’arrêta. Elle venait d’entendre un bruit étrange qui lui fit tendre l’oreille. Non, ce n’était pas le ronronnement puissant et habituel des poids lourds qui venaient se ranger maladroitement sur le parking lot, mais un bruit de moteur plus métallique, fatigué, celui d’un véhicule en fin de vie bien assez mûr pour la casse automobile. Elle lâcha le torchon et, curieuse soudain, regarda par la fenêtre. Un vieux camion à grain Dodge 500 à la peinture blanche écaillée venait de se garer juste devant le Great Lakes Diner.

Elle fut prise d’un pressentiment. Il était tard et elle allait ranger, et l’heure n’était plus à la consommation. Elle se cala derrière le bar, soudain un peu nerveuse, mais agacée de sa propre fébrilité. Elle entendit la portière claquer, des pas craquer dans la neige fraîche. La porte du bar s’ouvrit, et un homme barbu emmitouflé dans une vieille parka de l’armée entra dans le Dinner. Il avait une chapka sur la tête et son écharpe était trempée.
Il se frotta les mains d’un geste maladroit. La neige fondue gouttait de sa parka et les ruisseaux de pluie rigolaient à toute blinde sur le carrelage noir et blanc, alors qu’il s’approchait d’une table et tirait une chaise à lui. Zelda se dit avec lassitude que c’était un des ces vétérans, d’une de ces guerres dont on parle moins quand on les perd, et qu’on ne sait pas quoi faire des mecs qui en reviennent, agités de tremblements et de tics nerveux, Viêt-nam, Afghanistan, Irak, le choix était large et elle s’en foutait.

Elle s’approcha de lui, d’un pas assuré, décidée à le faire déguerpir de son bar au plus vite, qu’il aille raconter ses souvenirs brumeux de la chute de Saigon ou de la prise de Kaboul à d’autres vieux yoyos d’escadrille dans un autre bar, qu’on allait fermer anyways. Elle prit la carte de la table d’un geste brusque sans même le regarder.

– Very cold in the car. Russian cold it is.

Elle resta interdite, le menu à la main. Il avait enlevé sa chapka, il était jeune. Un nez assez fort, une barbe noire, des yeux noirs, expressifs. Il continua :

– Do you have vodka here hmm dievochka ? I have money.

Elle ne répondit pas et retourna rageusement vers le bar. Elle lui servit une vodka Popov, « la reine des vodka » sur les campus étudiants. Il eut un sourire en y trempant les lèvres.

– You call it vodka here… It’s funny.

Même si ce n’était pas elle la patronne, elle se sentit un peu vexée par la réaction de ce chauffeur pas même foutu de parler un anglais correct…A SUIVRE !


Pour lire le début de l’histoire

Pour lire en vitesse mes courts textes, voir mes films

A la semaine prochaine !

Au programme : la suite de Michigan Avenue, et un texte aventuro-érotico-coolos si les autorités du Rouge Poisson le permettent…

Zoubis!

Marc

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

3 commentaires sur “La brinquebale américaine

  • Comment matelot? Qu’ouïe-je? Une mutinerie contre le bon vieux captain? Léon, à moi, Krondstat est revenu, avec l’accent texan en prime!

    Répondre
  • Ouais – L’équipage mutin s’apprêtait à pendre le vieil amiral de Madrid à la Grande Vergue du sous marin quand soudain Lady Gaga passa au 20h de France 2, invitée par la peluche Pujadas.

    Un petit Lou Reed  » Last great American Whale » pour nous remettre des émotions Gagesques http://www.youtube.com/watch?v=v2pWfsr8WaU&feature=related

    Répondre
  • Ping : Poisson Rouge » GiGI LOve

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>