Chroniques de Bamako: le toubab et le maquisard

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Il y a un type qui traîne dans le sud de Bamako. Un grand gaillard, fier et têtu, dont je ne réussirai jamais à connaître l’âge malgré mes efforts répétés. En réalité, je serai incapable de décrire ne serait-ce que la couleur de ses cheveux, les traits de son visage ou les plis de sa tunique, car l’homme, et c’est un détail qui a son importance, ne sort que la nuit. Passé vingt heures, l’ami rôde dans les sombres ruelles de la capitale à la recherche de l’anonymat le plus complet, se faufilant entre les baraques pour atteindre son but premier : le maquis. Au Mali, un maquis désigne de façon générale un bar, une buvette, et plus largement un endroit où l’on peut consommer quelque nectar en se trémoussant sur un fond de coupé décalé. Le maquis, c’est tout un art.

En l’occurrence, notre rôdeur s’acharne chaque soir à tourner dans le quartier afin de trouver un établissement suffisamment bien pour lui, dans lequel il daignera passer la soirée avant de se rabattre sans grande peine vers le débit de boisson le plus proche. Cet endroit, c’est un peu le dernier saloon des temps modernes, le centre névralgique du sud badala une fois la nuit tombée. Quelques planches en guise de murs, un toit en taule bien entendu, le débit de boisson de badalabougou mesure à peine neuf mètres carrés, mais voit passer plus de monde en une soirée qu’un bordel de Bangkok. Il faut dire que l’alcool s’y vend à bon prix, que les bouteilles y sont consignées, et que toute la nuit il est possible d’y pénétrer sans devoir montrer patte blanche. Loin des palmiers, des boîtes de nuit et des gogos danceuses, le débit est crade, humide et chaud. Si les deux ventilateurs scotchés au plafond s’arrêtaient de tourner, il me semble que notre débiteur risquerait la faillite, tant la puanteur ambiante ferait fuir les clients. Quoique, tant qu’il y aura de l’alcool, il y aura des alcooliques, alors…

Le rôdeur anonyme passe donc la plus grande partie de ses nuits accoudé à la barrière devant le débit. Comme il fait noir, et que sa peau est sombre, je n’arrive jamais à entrevoir son visage. Et figurez-vous que c’est assez troublant, car chaque soir je le rencontre à cet endroit précis (je vous disais bien que tant qu’il y aura de l’alcool il y aura des alcooliques), et chaque soir nous conversons sans que je puisse l’identifier. Seule sa voie, rauque, grasse, me fait savoir qu’il s’agit bien de mon fantôme habituel. Il faut ajouter que nos conversations se déroulent, à quelques nuances près, toujours de la même manière. Lui ne me salue pas, mais hurle volontiers : « Tiens, voila toubabou ».

« Toubabou, hé, toubab ! Toubab ! Toubab ! Moi je ne parle pas le français hein toubabou ! Ici c’est le Mali, ce n’est pas la France ! Toubabou, oh toubabou ! »
Poliment, je lui ai répondu en bafouillant quelques mots de Bambara les premières fois que je l’ai rencontré. Mais les soirs passant je me dis qu’il devient franchement lourd avec ses hoquets qui sentent le whisky, et je décide d’entamer une réelle discussion, d’homme à homme, de toubab à maquisard. Rien à faire, le refrain reste le même. « Oh toubabou, ici on parle pas français hein ». Alors que j’essaye de lui balancer un regard furieux à travers la nuit, il me lance : « d’où tu viens toubabou ? »

« De Paris », très simplement. « Paris ? C’est l’ombre dans la lumière, la fin de la civilisation toubabou. » Mon ami est un peu prophète, il me faut le reconnaître, et adopte volontiers une posture semblable à celle de Paco Rabane ou des hallucinés dans les BD d’Hergé. Toujours est-il qu’on ne s’entend pas lui et moi, et que malgré tout ce que l’on peut en penser, cela me fend le cœur. Parfois, lorsque je passe devant le débit (innocemment pour sûr), je lui lâche un « alors fantôme? » provocateur auquel il répond amer : « Ho toubabou ! Ici on parle pas français hein ».
Une fois on s’est frité avec l’ancien. La fatigue accumulée et la boisson donnant des ailes, je n’avais pas la tête à l’écouter déblatérer des conneries plus grosse que lui, ne serait-ce qu’une seule minute. Je lui ai dis d’aller se faire voir. Dans un premier temps il n’a rien répondu, puis a murmuré : « oh toubabou ». Mes efforts sont vains, je dois l’avouer. De discussions de sourds en regards infructueux, je ne connaîtrai sans doute jamais, ni le visage ni d’autres mots du maquisard de badala. Tant pis, car malgré nos prises de becs, moi je l’aime bien cet homme de l’ombre, ce rôdeur de saloon, ce saligaud de maquisard. Au fond, peut être qu’un jour en pleine lumière je croiserai une voix, rauque et grasse,et je saurai que c’est lui. Et alors, vous savez quoi, je lui paierai un verre.

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