Ces étranges fruits qui se balancent

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Pour qu’une chanson soit une bonne chanson, il faut au minimum des ingrédients de qualité : des paroles avec une charge poétique forte, et une mélodie efficace, du genre à traîner dans la tête toute la journée. Certains ajouteraient sans doute que pour faire une bonne chanson, il est même utile que ces deux ingrédients se mélangent bien, l’un renforçant l’autre et vice versa. Mais qu’est-ce qui fait qu’une bonne chanson va finir par devenir un hymne universel ? Quel est l’ingrédient secret du succès ? Dans le cas de Strange Fruit, c’est probablement le choix de Billie Holiday comme interprète qui a été cet ingrédient magique.

L’histoire est connue, mais vaut le coup d’être rappelée : Abel Meeropol, enseignant new-yorkais et membre du Parti Communiste Américain (il adoptera plus tard les enfants du couple Rosenberg) écrit le poème Strange Fruit, inspiré notamment de la célèbre photo du lynchage de Thomas Shipp et d’Abram Smith, prise par Lawrence H. Beitler. Il y décrit le Sud américain en des termes bucoliques qu’un vendeur de cartes postales n’aurait sans doute pas renié. Mais un petit détail vient gâcher le tableau : au milieu des magnolias et sous la douce brise, ces fruits qui pendent des arbres, ce sont des cadavres de Noirs en train de pourrir. L’image, probablement inspirée par La Ballade des Pendus de Villon, est frappante.

Après avoir mis son poème en musique, Meeropol recherche un interprète, et propose la chanson à Billie Holiday, qui en connaît déjà un rayon en ce qui concerne les conséquences de la ségrégation : elle-même est passée par les cases prostitution et prison, et son père est mort pour s’être vu refuser les médicaments qui auraient pu soigner ses poumons, sous prétexte qu’il était Noir. Après avoir cependant hésité, tant le sujet paraissait lourd pour l’époque, elle finit par en livrer une interprétation poignante : sa voix douce et vibrante devient rauque, jusqu’au vers final où elle est presque un cri, soulignant avec une évidence rare ce contraste entre le sud merveilleux et l’horreur du lynchage.

La chanson fut publiée par Commodore après un refus de Columbia. Bien qu’elle ne fut pratiquement pas diffusée à la radio, elle connut un succès presque immédiat et devint rapidement un des grands standards du jazz. Pourtant, et c’est sans doute la preuve de la force de l’interprétation de Billie Holiday, elle fut relativement peu reprise : peu sont ceux qui osent se frotter à Lady Day.

Standard immortel, mais également chanson de propagande efficace, Strange Fruit deviendra au cours des années 50 et 60 un des hymnes du mouvement pour les droits civiques, marquant durablement tout un pays et même le monde entier. Cette Marseillaise des Noirs, comme la qualifia le New York Times irrigue aujourd’hui encore l’imaginaire comme symbole de lutte contre l’oppression, comme en témoigne notamment l’hommage que lui rend Akhenaton dans son dernier album : Étranges Fruits.

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