Prise d’otage de Çağlayan, une opération peut en cacher une autre

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Mardi 31 mars, vers 12h30 heure locale, le Procureur de la République Mehmet Selim Kiraz, en charge de l’enquête sur la mort de Berkin Elvan, est pris en otage au sixième étage du Palais de Justice de Çağlayan, à Istanbul. Les photos publiées sur twitter montrant le magistrat en bien fâcheuse posture font le tour des médias. Pour qui a suivi l’affaire Berkin Elvan[1], qui agite la Turquie depuis près de deux ans, il peut s’agir là d’un drôle de rebondissement pour une histoire de violence policière qui allait tranquillement, selon toute vraisemblance, déboucher sur un non-lieu de plus. C’est qu’on en serait presque tenté de chanter «Gare au gorille» ! De plus, les preneurs d’otage exigent principalement des confessions en direct, face caméra, de la part des policiers responsables du meurtre, ainsi que l’abandon des poursuites judiciaires pour «insultes aux représentants de l’Etat» contre les proches d’autres victimes des violences policières; ils avaient manifesté leur indignation dans le tribunal suite à l’acquittement de l’ensemble des prévenus.

Assaut ou exécution sommaire?

Dans l’après-midi, le Président de la République, Erdoğan, annonce qu’on s’apprête à tenter une résolution pacifique de la prise d’otage, par l’intermédiaire téléphonique du bâtonnier du barreau d’Istanbul Maître Kocasakal. Le délai initial pour l’exécution de l’otage si les revendications ne sont pas satisfaites, qui avait été fixé à 15h30, pouvait ainsi être prolongé. Selon les déclarations de la police, des coups de feu auraient été entendus en plein milieu des négociations, ce qui a déclenché l’assaut. L’opération est «une réussite» : tous les occupants du bureau ont été abattus. La réussite se limitant bien sûr à la survie de tous les membres des forces d’intervention… Il y a fort à parier que personne ne remettra en cause cette version, car la police avait pris soin de vider le bâtiment des journalistes et autres civils encombrants avant l’assaut – ou l’exécution, au choix. On apprend plus tard dans la soirée que le procureur Mehmet Kiraz est mort sur la route de l’hôpital avec plusieurs balles dans la tête et l’abdomen. Face à ce qui revêt manifestement les atours d’une exécution sommaire, penchons-nous sur cette mystérieuse organisation révolutionnaire de lutte armée qui fleure bon les années 70.

Prise d'otage Istanbul

 

Qui sont les preneurs d’otage?

Le DHKP-C (Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi, Front-Parti de Libération du Peuple Révolutionnaire) est une organisation armée clandestine d’inspiration marxiste-léniniste fondée en 1994. Cette organisation, considérée comme «terroriste» par les Etats-Unis et l’Union Européenne, s’inscrit dans l’héritage direct d’une tradition bien plus ancienne : celle des partis d’extrême-gauche principalement issus du milieu estudiantin, qui fleurissent en Turquie avant les coups d’Etat militaires de 1971 et de 1980, entrainés dans les camps palestiniens de Cisjordanie (FDLP de Nayef Hawatmeh, et FPLP de Georges Habbache). Comparable aux Baader-Meinhof-Bande ou à la Brigate Rosse, leurs opérations comprennent notamment des assassinats politiques, des attentats à la bombe, des braquages de banque et des prises d’otages.

L’opération la plus emblématique reste celle menée par la THKO (Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu, Armée de Libération du Peuple de Turquie) en mars 1971, dont dix membres prennent en otage trois ingénieurs britanniques et canadiens travaillant pour l’OTAN aux abords d’une base située à l’Est de Samsun, sur la Mer Noire. Le groupe se retranche dans le village de Kızıldere, et exige la libération immédiate de trois leaders étudiants condamnés à mort, dont Deniz Gezmiş, qui compte parmi les membres fondateurs de la THKO. La riposte militaire ne fait évidemment pas dans la dentelle : le village est pilonné par l’artillerie, et seul un membre de la THKO échappe au massacre[2]. Les condamnés sont quant à eux pendus l’année suivante. Cette affaire laisse une profonde empreinte dans la culture politique turque, plusieurs chansons révolutionnaires continuent de célébrer leur mémoire[3]

Deniz Gezmiş

Deniz Gezmiş

Une prise d’otage qui soulève des questions

Si le DHKP-C est bien le dernier rejeton de ces mouvements armés des années 1970, cette organisation est aujourd’hui regardée avec suspicion par une large part de la gauche et de l’extrême-gauche turque, en particulier depuis la mort de son chef historique Dursun Karataş en 2008. Dans le cas présent, la prise d’otage arrive à point nommé pour justifier le tout nouvel arsenal de lois dites de «sécurité intérieure» – sorte de condensé de ce qui s’est fait de mieux en termes de dérives autoritaires depuis le 11 septembre 2001– conférant à la police des pouvoirs sans précédent. Malgré les protestations de l’opposition parlementaire, qui en est parfois venue aux mains au sein de l’assemblée, le texte avait été adopté par le parti au pouvoir le 28 mars dernier !

A cela s’ajoutent les circonstances plutôt louches de l’attentat, qui a lieu le même jour que l’une des plus grandes pannes d’électricité de l’histoire de la Turquie, qui s’étend à tout le pays à partir de 10h30 du matin à 17h (jusqu’à 20h pour certaines localités), avec un rétablissement partiel autour de 14h. Il faut dire qu’on imagine assez mal, dans des circonstances normales, deux personnes armées de pistolets automatiques et munis de foulards et de banderoles aussi caractéristiques pénétrer dans l’enceinte d’un bâtiment aussi sécurisé qu’un terminal d’aéroport tel que le Palais de Justice de Çağlayan. Ces soupçons sont notamment relayés par Kemal Kılıçtaroğlu, Premier Secrétaire du CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti Républicain du Peuple, tendance kémaliste – social-démocrate), le principal parti d’opposition. Il sera difficile d’en savoir plus, car la presse présente sur les lieux au début de l’opération s’est, comme on l’a vu, faite déloger par les forces de l’ordre afin de favoriser «la bonne conduite de l’opération». Autre élément important : Mehmet Kiraz était le cinquième procureur en charge du dossier, et le premier à avoir fait progresser l’enquête en obligeant la police à livrer les noms des policiers impliqués. On comprend qu’autant de zèle ne lui ait guère attiré que des amis dans les hautes sphères de la maison Poulaga.

En plus d’un attentat-suicide contre l’ambassade des Etats-Unis à Ankara le 1er février 2013, le DHKP-C avait revendiqué, dans un premier temps, un autre attentat-suicide perpétré le 6 janvier dernier dans le quartier touristique de Sultanahmet. Finalement, il s’était avéré que son auteure, originaire de Tchétchénie, revenait juste de Syrie où elle combattait aux côtés de l’Etat Islamique… On accuse notamment l’organisation d’être manipulée par les services secrets pour agir toujours au moment opportun – comme en période électorale –, et faire office de piqûre de rappel contre la «terreur rouge». Ainsi, en présentant le DHKP-C comme une organisation terroriste extrêmement dangereuse, le pouvoir turc peut continuer de minimiser les dangers flagrants posés par les groupes terroristes islamistes actuellement présents sur le territoire, et qui sont traités avec beaucoup plus d’indulgence.

 

[1] Mort en mars 2014 après 269 jours de coma des suites d’une grenade lacrymogène dans la tête tirée par les forces de l’ordre en juin 2013 en marge d’une manifestation du mouvement Gezi. Belkin Elvan avait 14 ans, sa mère l’avait envoyé acheter le pain.

[2] Ertuğrul Kürkçü s’en tire avec 14 ans de prison. Il est actuellement député investi par le HDP (Halkların Demokratik Partisi, Parti Démocratique des Peuples), parti d’opposition social-démocrate pro-kurde.

[3] https://www.youtube.com/watch?v=RxCH9717ik8 et https://www.youtube.com/watch?v=rA2bix68Qms et https://www.youtube.com/watch?v=aDWfF6PSKWM

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Un commentaire sur “Prise d’otage de Çağlayan, une opération peut en cacher une autre

  • Je ne tiens pas à soutenir les groupuscules d’extrême-gauche, loin s’en faut, mais je profite de ce site pour poser une question : comment se fait-il que si peu de gens (y compris Poisson rouge ! ) dénoncent les agissements du sinistre Erdogan ? Nous savons tous que c’est un dictateur ultranationaliste, négationniste et en plus un intégriste qui fait le jeu de daesch, alors comment expliquer cette relative absence de réactions ? On dirait presque que personne n’ose dire et écrire la vérité sur cet abject père Ubu des temps modernes…

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