ARTE en flagrant délit d’ethno-simplisme

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

Dans l’émission « Le dessous des cartes » consacrée au Mali et diffusée le 11 avril sur Arte, l’ethnologue Jean-Christophe Victor est revenu avec plus ou moins de succès sur les raisons de la crise que traverse le pays depuis 2012.

L’émission, d’ordinaire particulièrement sérieuse et pertinente, a cette fois cédé par moments à la tentation de l’ethnicisme,  refuge intellectuel bien pratique quand on parle de l’Afrique et des Africains sans vraiment maîtriser le sujet.  Et c’est d’autant plus dommage qu’ARTE nous avait habitués à beaucoup mieux.

Il n’y a pas de conflit ethnique au Mali

Jean-Christophe Victor résume: «Comment ce pays stable, calme, plutôt démocratique, où les touristes venaient admirer l’habitat des peuples dogons ou la splendide ville de Tombouctou, a-t-il pu si brutalement se couper en deux ?»

Dès lors, plusieurs cartes se superposent. Enjeux stratégiques, histoire, économie, tout y passe (et c’est plutôt bien fait) pour décrypter les raisons de la scission malienne nord/sud survenue au printemps 2012. Au milieu des arguments de taille, toutefois, une carte attire l’attention : celle de la répartition des «groupes ethniques» au Mali, visant à montrer l’impossible cohabitation entre le nord et le sud.

La carte des groupes ethniques au Mali diffusée sur Arte

La carte des groupes ethniques au Mali diffusée sur Arte

Selon le chercheur, le sud est habité d’une multitude de «peuples» quand le nord regroupe exclusivement des Arabes et des Touaregs. Deux entités séparées par une frontière climatique supposée, que les cultures et les aspirations opposent. Premier hic : on se demande où sont passés les populations songhaïs, qui furent pourtant au centre des attentions lors de la déclaration d’indépendance de l’Azawad, puisque concentrées dans la région de Gao, au nord.

On pourrait aussi se demander pourquoi les Arabes et les Touaregs sont mis dans le même sac et pourquoi les Bambaras, les Peuls, les Dogons et les autres sont obligés de partager le même destin, puisque, si l’on suit le raisonnement ethniciste mis en avant ici, il n’y a pas non plus d’homogénéité culturelle entre les différentes populations du sud du Mali.

L’ethnique, c’est bien pratique

Mais à la télévision, il semble beaucoup plus efficace de montrer un clivage simpliste entre Touaregs/Arabes d’un côté, et une multitude de «peuples» de l’autre. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il correspond à l’imaginaire collectif qui veut que l’Afrique soit séparée en deux : au nord des populations à la peau claire, et au sud, des noirs. Voilà qui devrait expliquer une bonne partie des problèmes du Mali pour le téléspectateur peu regardant. Sauf que c’est totalement faux : l’ethnique n’a presque rien à faire dans le conflit malien (le pourquoi du comment de la crise au Mali devra faire l’objet d’un autre article).

Les Touaregs sont-ils noirs ou blancs?

Les Touaregs sont-ils noirs ou blancs?

S’en suit un mélange d’analyses politiques, économiques et identitaires, visant à lier la communauté des uns à des organisations politiques bien précises, pour en arriver à cette conclusion : la division du Mali correspond à la division de ses groupes ethniques. Et comme le téléspectateur ne fait pas toujours l’effort de comprendre, il semble beaucoup plus simple de lui offrir  une vision ethnicisée de la politique africaine, y compris lorsque celle-ci ne reflète en rien les réalités que l’on observe sur le terrain.

Il s’agit là des vestiges d’une vieille obsession occidentale qui voit l’Afrique comme un continent un peu sauvage, un peu bordélique, au sein duquel  une multitude de  «peuples» coexistent sans jamais vraiment se mélanger. Bref, une vision un tantinet réductrice de l’Afrique, pour ne pas dire raciste. Car la réalité est évidemment toute autre. En Afrique, comme ailleurs, on ne fait pas tellement la guerre pour des questions culturelles. Non, ici comme partout, c’est le politique qui prime.

L’ethnie est un écueil en Afrique comme ailleurs

Dans la vie médiatique, les conflits africains sont souvent résumés à leurs seules dimensions ethniques et culturelles. Souvenez-vous, que ce soit en Côte d’Ivoire, au Soudan, en Somalie, au Congo, au Rwanda ou comme ici au Mali, les journalistes font régulièrement des amalgames faute de chercher véritablement à comprendre le fond du problème. La guerre Ouattara-Gbagbo ? Un conflit entre Dozos et Guérés. La crise interminable au Soudan ? Les vieux restes de la haine entre Nuers et Dinkas. Le Nord-Kivu (RDC) ? Un problème hutu. Le Nord-Mali ? Un problème touareg…

La liste de ces conflits interprétés à travers le seul prisme identitaire est longue autant que dangereuse. Et notre incapacité à considérer le politique en Afrique témoigne de notre vision méprisante du continent.

Laurent Gbagbo, ancien président ivoirien et grand spécialiste de la manipulation ethnique

Laurent Gbagbo, ancien président ivoirien et grand spécialiste de la manipulation ethnique

Certes, il y a parfois une instrumentalisation de la question ethnique en Afrique par les Africains eux-mêmes. Cela ne veut pas dire pour autant que l’ethnie est un cadre réel et prioritaire dans les sociétés africaines. Un groupe politique malavisé peut ainsi s’appuyer sur l’argument identitaire pour asseoir son pouvoir, sans que cela ne tienne compte de la réalité des échanges, des métissages et des partages au sein même de la société. Nous connaissons peu ou prou le même phénomène en Europe à travers les partis xénophobes et identitaires, qui stigmatisent et communautarisent les groupes sociaux à des fins politiques.

Sauf que… Une fois qu’on a parlé d’ethnies, on ne se pose plus de questions, voilà le problème. On estime que les factions qui s’opposent se détestent presque naturellement car elles sont différentes, parce qu’elles ne parlent pas la même langue, qu’elles ont des coutûmes différentes, des intérêts divergents ou pire, des religions qui les divisent. Et le politique dans tout ça ? Et les idées ?

Au fait, c’est quoi une ethnie ?

Si l’on veut donner dans le cliché sans en avoir l’air, autant le faire proprement. Et c’est justement là que pêche l’émission d’Arte. Parce que concrètement, il doit être possible d’expliquer le conflit au Nord-Mali à travers le prisme ethnique, comme la conquête de l’Espace à travers celui des Illuminatis. Le problème dans les deux cas, est de savoir de qui ou de quoi est-ce que l’on parle.

Et là… Patatras. Définir ce qu’est une ethnie relève de l’exploit, tant le terme est un fourre-tout que l’on emploie uniquement pour parler de choses qu’on ne connaît pas. Un tour sur la page Wikipédia permet de le constater

Selon Max Weber, l’appartenance à une ethnie, ou «ethnicité», est le sentiment de partager une ascendance commune, que ce soit à cause de la langue, des coutumes, de ressemblances physiques ou de l’histoire vécue (objective ou mythologique). Cette notion est très importante sur le plan social et politique car elle est le fondement de la notion d’identité4.

L’ethnicité serait donc un sentiment d’appartenance à un groupe, comme peut l’être par exemple le sentiment d’appartenance à une classe sociale, pourquoi pas. Sauf que lorsqu’on s’y attache, cette définition ne permet pas d’expliquer grand-chose. Pour l’exemple du Nord-Mali, il a été très simple de constater par exemple que tous les Touaregs n’étaient pas indépendantistes, loin de là.

Une autre analyse, que nous devons à l’excellent anthropologue Jean-Loup Amselle, éclaire un peu plus notre question : selon lui, le terme même d’ethnie porte en lui une dimension non négligeable de racisme et de paternalisme, n’étant employé qu’à l’égard de populations «exotiques». Il ne viendrait en effet à personne l’idée de parler de conflit ethnique en Irlande ou en Belgique. Quand en Europe on parle de nations, en Afrique on parle d’ethnies. En résumé, l’ethnie n’est qu’un terme qui a servi à remplacer celui de «tribu» une fois celui-ci identifié à la colonisation, aux crimes de masses et au racisme primaire.

Méfiance, donc. La crise au Nord-Mali n’est pas la résultante d’un conflit ethnique.

facebook twitter google tumblr reddit pinterest email

Un commentaire sur “ARTE en flagrant délit d’ethno-simplisme

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>